À La Grâce De Marseille
nous sommes coincés. »
Bell se demanda un instant s’il s’était bien fait comprendre. René, pour sa part, paraissait lui aussi avoir réfléchi tout en écoutant l’Américain. « Et qu’est-ce que Charging Elk va devenir dans ce cas ? demanda-t-il.
— Eh bien, pour le moment, j’ai alerté notre ambassade à Paris. J’aimerais que l’affaire prenne une tournure internationale, car, comme vous pouvez le constater, nous sommes dans une impasse avec les autorités locales. » Bell vida son verre d’un trait. « Dans l’état actuel des choses, notre priorité est de trouver un autre lieu d’hébergement pour lui. Nous ne vous avons déjà que trop mis à contribution, et nous vous sommes infiniment redevables de votre coopération.
— Qu’est-ce que vous envisagez de faire ?
— Nous pensons le loger dans une petite chambre non loin de chez nous. Maintenant que l’hiver est fini, il pourra faire de petits travaux pour le consulat. Je suis persuadé que nous parviendrons à régler la question d’ici deux ou trois semaines, et ensuite, nous renverrons ce pauvre diable chez lui, ou à défaut, rejoindre le Wild West Show qui se produit actuellement à Berlin ou à Vienne. » Bell se leva. L’armagnac lui avait donné un léger mal de tête. Sans regarder René, il murmura : « Mon Dieu, c’est fou la pagaille que peuvent créer les administrations. »
Le marchand de poisson avait entendu sa réflexion, et il eut un peu pitié de cet homme qui avait si manifestement bon cœur. « Vous savez, monsieur Bell, nous ne serions que trop heureux de garder Charging Elk avec nous jusqu’à ce qu’il puisse quitter Marseille. »
Bell se tourna vers lui, les yeux soudain brillants dans l’ombre de fin d’après-midi qui avait envahi le jardin. « Vous êtes sûr que cela ne vous dérangerait pas ?
— Absolument ! Cela ne pose aucun problème. Mes enfants l’aiment bien, et en ce moment même, ma femme lui tricote un chandail pour l’hiver prochain. Il travaille au marché avec mon employé et moi, et l’après-midi, il se promène. Il s’est adapté à notre mode de vie, et il a commencé lui aussi à prendre ses habitudes. Seul dans une chambre, ce serait comme le mettre en prison. » René avait haussé le ton, inquiet à l’idée que Charging Elk pût ainsi se retrouver seul. Comment se nourrirait-il ? Que ferait-il de ses soirées ? Ce garçon avait besoin de vivre dans une atmosphère familiale. « Nous prenons grand soin de lui », conclut-il, lui-même étonné par la note de défi qui perçait dans sa voix.
Bell dévisagea longuement le petit homme en silence. Il semblait peser son degré de sincérité. Un sourire, enfin, naquit sur ses lèvres. « J’espérais bien que vous réagiriez ainsi, dit-il. Je ne peux qu’abonder dans votre sens. Il est évident qu’il sera mieux chez vous. » Son sourire, cependant, se crispa et son front, au-dessus de ses yeux bleu clair, se creusa de rides. « Mais je dois vous avertir, reprit-il, j’ignore combien de temps cette affaire va durer, peut-être deux ou trois semaines, peut-être davantage. Il nous faut prouver qu’il existe, lui obtenir des papiers, et il n’a ni acte de naissance, ni passeport… Je n’ai aucune idée du temps que cela prendra. »
Ce fut au tour de René de sourire. « Le temps n’a pas d’importance, monsieur. Je connais ces bureaucrates. Prenez tout le temps qu’il vous faudra pour faire correctement les choses. Il sera ici comme chez lui. » Il crut entendre du bruit en provenance de la cuisine et il se demanda si Madeleine, rentrée à la maison, n’avait pas écouté toute leur conversation. Elle avait fini par accepter la présence de Charging Elk, mais il ne savait pas ce qu’elle dirait en apprenant que l’Indien allait rester chez eux plus longtemps que prévu. L’histoire du chandail était un mensonge. « Pour le moment, il n’a pas d’autre famille que nous, poursuivit-il, espérant ne pas paraître trop présomptueux. Ne vous faites pas de souci, monsieur Bell. » Il remplit leurs deux verres. « Vous pouvez dormir tranquille. »
Le vice-consul fixa de nouveau la rangée de géraniums. Il avait le pressentiment qu’ils seraient en fleur bien avant que Charging Elk ne puisse rentrer au pays… Si toutefois il rentrait un jour.
9
On était à la fin du mois d’août et une chaleur accablante pesait sur la ville. Le matin, les marchés restaient animés, mais
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