Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
À La Grâce De Marseille

À La Grâce De Marseille

Titel: À La Grâce De Marseille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: James Welch
Vom Netzwerk:
dès onze heures, les rues étaient désertes à l’exception de quelques omnibus et voitures de livraison. Les chevaux eux-mêmes paraissaient perdus au milieu des vagues de chaleur soulevées par le soleil brûlant de la Méditerranée. À trois heures de l’après-midi, les ouvriers qui construisaient le nouvel immeuble de la rue de la République travaillaient encore, mais de plus en plus lentement. Les hommes portant des sacs de ciment sur le dos, des hottes pleines de mortier ou poussant de lourdes brouettes, les maçons ajustant de gros blocs de pierre, tous semblaient se déplacer au ralenti, comme s’ils marchaient, plongés dans l’eau boueuse du Vieux-Port. Avec leurs chiffons noués autour de la tête, leurs tricots de corps moulants, leurs pantalons courts d’un bleu délavé et leurs sandales poussiéreuses, on aurait dit des enfants épuisés à la peau brune.
    Charging Elk, qui les observait, installé sur l’impériale de l’omnibus, remarqua que tous travaillaient l’échine courbée sous le soleil aveuglant, pratiquement sans se parler ni se regarder, sinon pour donner ou recevoir des ordres, ou bien partager une cigarette en profitant du moindre coin d’ombre. C’était une ville bourdonnante d’activité. Tout le monde travaillait, certains à l’abri des regards dans les boutiques, les fabriques ou les usines, d’autres – les ouvriers des chantiers navals et les dockers, les balayeurs et les livreurs – en plein air, même lorsqu’il faisait tellement chaud que l’on sentait les pavés brûlants sous la semelle des chaussures, comme si un feu couvait constamment sous la cité phocéenne. En ce mois d’août 1893, l’un des plus chauds dont on se souvienne, chacun semblait lutter pour sa survie – de fait, beaucoup de personnes âgées moururent. Les corbillards ne suffisant plus, il fallut utiliser des charrettes et des chariots pour transporter les cercueils jusqu’au cimetière Saint-Pierre. Le soir, quand il y avait un souffle d’air, les gens allaient déambuler le long de la Canebière, la démarche lente, presque hésitante, assommés par la canicule, ou bien sortaient dans leurs cours, allumant des bougies à la citronnelle pour éloigner les moustiques agressifs, ou encore s’installaient aux terrasses des cafés. Nombreux étaient ceux qui, attablés devant un citron pressé ou une anisette dans les cafés et les restaurants du Vieux-Port, regardaient passer les promeneurs et les grands bateaux silencieux. Depuis quatre mois, Charging Elk avait pris lui aussi cette habitude.
    Le soleil qui lui tapait sur le sommet du crâne l’engourdissait et lui donnait sommeil. Il y avait déjà un moment qu’il suivait les progrès de l’immeuble en construction, depuis qu’il avait quitté la maison des Soulas pour emménager dans son propre appartement situé au cœur du Panier. Cela faisait huit mois qu’il travaillait dans une savonnerie des quartiers nord de la ville. Quand il partait pour l’usine à cinq heures du matin, les ouvriers n’étaient pas encore arrivés, et quand il revenait à trois heures de l’après-midi, ils se traînaient au milieu des gravats qui jonchaient le trottoir, ployant sous les lourds sacs de ciment, une toile épaisse drapée en travers de leurs épaules courbées. D’un jour à l’autre, on n’avait guère l’impression que le chantier avançait, mais en quatre mois, Charging Elk avait vu surgir deux étages. À présent, ils jetaient les fondations du troisième.
    La semaine précédente, Charging Elk avait calculé qu’il était en France depuis quatre ans – dont presque trois et demi à Marseille. Ce n’était certes pas la première fois qu’il se livrait à cet exercice. Mathias lui avait appris à lire les chiffres sur la lourde montre toute ronde dont on lui avait fait cadeau un Noël. Il avait également appris à lire le calendrier, à compter les jours, les semaines, les mois… et les années. La vitesse à laquelle passaient les saisons ne manquait jamais de le surprendre : il faisait chaud, comme maintenant, puis frais, puis froid, puis de nouveau frais, et enfin de nouveau chaud. Il continuait à guetter les lunes et il les notait sur un petit bloc de papier acheté sur le cours Belsunce, chaque page figurant une lune : la lune-du-poisson-noir, le mois où il avait découvert que les poissons avaient une âme ; la lune-de-la-longue-marche, celui où, un dimanche, il avait marché jusqu’à la plage du

Weitere Kostenlose Bücher