À La Grâce De Marseille
Prado et retour ; la lune-de-la-vue-du-pays, quand il avait grimpé la colline desséchée vers Notre-Dame-de-la-Garde, la grande église, d’où l’on jouissait de la vue la plus étendue. En dépit de la présence de la mer bleue et de nombreux immeubles, il avait eu comme jamais le mal du pays. Les collines de grès dénudées qui s’élevaient au nord lui avaient rappelé les Mauvaises Terres et le Bastion. Il avait fait un dessin qui le représentait en selle sur Grand Coureur au sommet d’une butte aux arêtes vives. Avec l’aide de Mathias, il avait dessiné sa chronique des événements passés en commençant par la lune où il avait laissé ses parents sur le quai de la gare de Gordon dans le Nebraska.
Charging Elk se leva et s’engagea lourdement dans l’escalier en spirale à l’arrière de l’omnibus. On approchait de la place de la République et les chevaux ralentissaient. Tandis qu’il atteignait la plate-forme, il essaya de réfléchir à ce que ces dernières années signifiaient pour lui, mais il faisait trop chaud et il était trop fatigué pour penser à autre chose qu’aux marches qu’il allait lui falloir grimper pour arriver au Panier. Une femme le regarda un instant avant de saisir la barre et de monter dans l’omnibus. Le jeune Indien ne remarquait pratiquement plus les coups d’œil curieux que lui valaient son apparence et sa haute stature.
Il traversa la place déserte en direction des marches qui montaient au Panier. Une odeur de lessive, de graisse et d’huile de noix de coco, à la fois âcre et douce, imprégnait l’atmosphère. Charging Elk avait le cou et la figure tout gras, recouverts d’une pellicule de poussière de charbon mêlée à la sueur. Il avait hâte de quitter ses vêtements de travail et de se laver, puis de faire une petite sieste jusqu’à l’heure du dîner. Son appartement exigu – composé d’une seule pièce mais munie de deux fenêtres et d’une alcôve contenant un lit trop court et trop étroit – lui suffisait et, dans l’ensemble, se révélait plutôt confortable. Il y avait une lampe et un réchaud à huile sur lequel il pouvait se préparer à manger, quoique, sur ce point, il lui arrivait souvent de regretter d’avoir quitté la famille Soulas. Désormais, il ne prenait plus en leur compagnie que les repas du dimanche. La nourriture ne manquait jamais : du poisson en abondance, parfois de la viande, accompagnés de pommes de terre et de tomates assaisonnées à l’huile d’olive, le tout arrosé de mni sha et d’eau pétillante. Il aimait beaucoup ces déjeuners, et même le poisson à présent, mais il aimait surtout retrouver l’ambiance familiale de la maison. Il parlait maintenant un peu français, mais personne mieux que les Soulas ne le comprenait, en particulier Mathias et Chloé qui lui avaient enseigné la langue. Malheureusement, il n’avait pas d’ami intime comme Strikes Plenty, ni de femme qui auraient écouté d’une oreille attentive les mots qu’il prononçait avec un fort accent. Aussi, il se bornait à échanger quelques propos hésitants avec le boulanger et le charcutier de son quartier, ainsi qu’avec le vieux serveur du Royal, un petit café situé sur le Vieux-Port. Il travaillait aux côtés d’un jeune Français, alimentant le feu sous les grandes cuves d’huile et de graisse, et ils se parlaient très peu, se contentant des quelques mots que Charging Elk comprenait et que l’autre parvenait à saisir compte tenu de la mauvaise prononciation de l’Indien. Ils déjeunaient ensemble dehors, à l’ombre du quai de chargement, et même l’air immobile leur paraissait une véritable bénédiction après la fournaise qui régnait à l’intérieur. Le jeune homme se nommait Louis Granat et il était originaire d’un village dans les montagnes appelées les Alpes, qui se trouvaient quelque part vers le nord-est. Il était arrivé à Marseille dans l’intention de devenir marin et de voir le monde, mais, tombé amoureux d’une blanchisseuse, il s’était fait embaucher à la fabrique afin de demeurer près d’elle. Louis Granat avait tracé dans l’air étouffant une silhouette aux courbes voluptueuses en disant « Mal d’amour », puis il avait envoyé un baiser du bout des doigts. Deux semaines plus tard, Charging Elk apprenait que la blanchisseuse avait quitté son ami : Granat avait posé la main sur son cœur et courbé la tête en signe de chagrin. Alors que l’Indien se
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