À l'ombre des conspirateurs
Il faisait plus sombre au-dessous, mais nous pûmes néanmoins distinguer une forme : le corps d’un homme.
Les émanations d’un cadavre en pleine décomposition se révèlent moins fortes qu’on pourrait le supposer. Leur fragrance n’en est pas moins à nulle autre comparable.
Une fois près du corps, j’échangeai un regard avec Frontinus. Indécis, nous restâmes plantés là un long moment. Je finis par agripper gauchement un bout de la toge jetée sur les restes. Soudain, comme si elle venait de me brûler les doigts, je la lâchai en bondissant en arrière.
L’homme se trouvait dans ce dépôt depuis onze jours, quand l’un des nullards du palais s’était enfin rappelé qu’il fallait l’ensevelir. Macérant depuis aussi longtemps dans cette chaleur, la chair morte se détachait en petits morceaux, tel un poisson trop cuit.
Nous battîmes en retraite une fois de plus pour rassembler notre courage.
— Tu l’as achevé toi-même ? interrogea Frontinus d’une voix rauque.
— Ça ne fait pas partie de mes attributions.
— Un meurtre ?
— Non. Une exécution discrète. Pour éviter un procès embarrassant.
— Qu’avait-on à lui reprocher ?
— Une petite trahison. Pourquoi croyais-tu que j’avais fait appel aux prétoriens ?
— Dans quel but, toutes ces cachotteries ? Il fallait se servir de lui pour faire un exemple !
— Tu es bien placé pour savoir qu’officiellement, l’avènement de notre nouvel empereur rend tout le monde euphorique. Les complots contre Vespasien Cæsar n’ont pas leur place dans ce tableau idyllique !
Frontinus laissa échapper un petit rire sarcastique.
Rome était peuplée de comploteurs en tout genre. Pour la plupart, ils échouaient. Celui-ci gisait sur un sol poussiéreux, près d’une flaque noirâtre de son propre sang coagulé. Plusieurs de ses complices s’étaient dépêchés de fuir Rome, sans même prendre le temps d’empaqueter une tunique de rechange, ni d’emporter une jarre de vin pour le voyage. L’un d’eux était mort étranglé dans une cellule de la prison de la Mamertine. Pendant ce temps, Vespasien avait fait une entrée triomphale dans sa bonne ville en compagnie de ses deux fils. Il prétendait s’atteler à la tâche de reconstruire l’Empire, après deux horribles années de guerre civile. Selon toute apparence, il maîtrisait complètement la situation…
Tout ce qu’il restait du complot se désagrégeait sous nos yeux. Pas question d’autoriser la famille de ce macchabée à conduire des funérailles publiques traditionnelles, entourée de bondissants professionnels du cortège funéraire personnifiant ses ancêtres, et suivie de toute une procession sillonnant les rues au son des flûtes. Les suaves secrétaires du palais estimaient qu’il fallait garder le secret sur cette conjuration avortée. Ils ordonnèrent à un fonctionnaire subalterne de leur trouver un homme à tout faire. Je disposais d’une famille nombreuse qui comptait sur moi, et je devais plusieurs semaines de loyer à un propriétaire violent… La proie rêvée pour ces flagorneurs aux pieds plats chargés d’organiser un enterrement discret.
— Si on reste plantés comme ça, il va pas bouger tout seul.
Prenant mon courage à deux mains, je finis de retirer la toge, exposant tout le corps du trépassé. Il était resté dans la position qu’il avait prise en tombant. Impossible, pourtant, de ne pas percevoir un hideux changement : sous l’action des vers proliférant dans ses entrailles, tout s’effondrait à l’intérieur. Je n’eus pas le courage de regarder son visage.
— Par Jupiter ! Falco, ce pauvre couillon était un patricien ! s’exclama Frontinus, fort troublé. Tu le sais : aucun ne rend le dernier soupir sans qu’on passe une annonce dans Les Avis à l’intention des dieux de l’Olympe. Ils doivent être avertis de l’arrivée de l’ombre d’une personne éminente, afin de lui réserver la meilleure place dans la barque de Charon pour passer les fleuves des Enfers.
Il avait raison, bien sûr. Un cadavre revêtu d’une toge bordée d’une lisière pourpre ne passait pas inaperçu. Un fonctionnaire trop zélé chercherait sûrement à savoir de qui ce valeureux spécimen avait été le fils ou le père.
— Espérons qu’il n’est pas trop pudique, tranchai-je. Il faut le déshabiller.
Une fois de plus, Julius Frontinus proféra le juron favori de mon frère.
2
Luttant de toutes
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