Abdallah le cruel
plus
grande quand je songe à ce que diront de toi, dans quelques siècles, les
chroniqueurs de ce royaume : Paul Alvar était un vil hypocrite et un
menteur. Il encourageait les siens à périr parce qu’il était assuré d’échapper
aux rigueurs de la justice.
— De ta justice. Mais tu
oublies qu’en agissant de la sorte, je désobéis formellement aux décisions des
conciles réunis par nos évêques. Ceux-ci seront contraints de m’excommunier.
— Tes évêques sont encore plus
dociles que mes foqahas et je me demande parfois si je n’aurais pas avantage à
intervertir leurs rôles. Eux aussi ont accepté de te laisser en paix tout en me
promettant de dénoncer aux cadis ceux de leurs prêtres et de leurs moines qui
viendraient participer aux réunions que tu organises chez toi certains soirs.
Quand une rivière déborde, il convient d’en assécher la source. C’est ainsi que
j’ai décidé d’agir avec toi en faisant de ton existence un véritable désert. Tu
auras beau t’agiter et tempêter, nul ne te prendra au sérieux !
— Peu importe, je me vengerai
par mes écrits.
— Tu peux t’abîmer les yeux à
cette tâche. Qui te lira ? Tu composes tes ignobles traités en latin,
cette langue que tes coreligionnaires ne comprennent plus. Dois-je te citer ce
qu’affirmait, il y a quelques années de cela, un homme que tu n’auras pas de
peine à identifier ? Il disait : « Mes coreligionnaires aiment à
lire les poèmes et les romans des arabes ; ils étudient les écrits des
théologiens et des philosophes Musulmans non pour les réfuter, mais pour se
former une diction arabe élégante et correcte. Où trouver aujourd’hui un laïc
qui lise les commentaires latins sur les saintes Écritures ? Qui d’entre
nous étudie les Évangiles, les Prophètes, les Apôtres ? Hélas, tous les
jeunes Chrétiens qui se font remarquer par leurs talents ne connaissent que la
langue et la littérature arabes ; ils lisent et étudient avec la plus
grande ferveur les livres arabes, ils s’en forment à grands frais d’immenses
bibliothèques. Parlez-leur au contraire des livres chrétiens. Ils vous
répondront avec mépris que ces livres-là sont indignes de leur attention.
Quelle douleur ! Les Chrétiens ont oublié jusqu’à leur langue et, sur
mille d’entre nous, vous trouverez à peine un seul qui sache écrire
convenablement une lettre latine à un ami. Mais s’il s’agit d’écrire une lettre
en arabe, vous trouverez une foule de personnes qui s’expriment dans cette
langue avec la plus grande élégance, et vous verrez qu’elles composent des
poèmes préférables, sous le point de vue de l’art, à ceux des Arabes
eux-mêmes. » Tu reconnais, je le vois à ta grimace, tes propres paroles.
Félicite d’ailleurs de ma part ton fils, Hafs, pour ses poèmes en arabe.
J’écris moi-même des vers et j’avoue qu’après avoir lu les siens, je suis
jaloux de l’élégance de son style, de la beauté de ses expressions et de la
richesse de son imagination. Ta propre semence t’a trahi, avoue que cela
rabaisse quelque peu ta prétention à jouer au donneur de leçons !
Disparais de ma vue. Je te laisse à ton pitoyable destin dont tu es le seul
responsable.
En isolant Paul Alvar et en le
réduisant à l’impuissance, l’émir Mohammad avait délibérément rompu avec la
politique répressive des premiers mois de son règne. Il avait choisi de ne pas
attaquer de front des sujets chrétiens qui constituaient encore la majorité de
la population d’al-Andalous. Il lui fallait avant tout asseoir son autorité sur
les Arabes et les Berbères de Tulaitula chez lesquels la révolte grondait de
manière endémique depuis des années. À la fin de sa vie, son père Abd
al-Rahman, excédé par leur comportement, avait obligé les habitants de
l’ancienne capitale wisigothique à lui livrer plusieurs otages assignés, à
leurs frais, à résidence dans le Dar Raha’im [13] . Dès qu’ils
avaient appris la mort de leur persécuteur, les Tolédans s’étaient soulevés et
avaient fait prisonniers le wali [14] et ses hommes. Ils n’avaient été libérés qu’après le retour des otages. Les
rebelles avaient poussé l’audace jusqu’à s’emparer du château fort de Kala’t
Rabah [15] ,
bloquant ainsi l’une des principales voies de communication du pays. Or c’est
précisément à ce moment, au mois de moharram 239 [16] , que les Chrétiens
s’agitèrent. L’émir
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