Abdallah le cruel
al-Aziz en faisant circuler la
rumeur selon laquelle Mohammad s’était secrètement entendu avec les Normands.
Moyennant l’assurance d’être épargnés, les troupes de l’émir leur auraient
fourni des guides pour les mener jusqu’en Vasconie afin d’affaiblir leur voisin
chrétien. Dans les églises de Kurtuba, les fidèles faisaient écho à ces
spéculations, en dépit des témoignages des commerçants qui s’étaient rendus à
al-Djazira al-Khadra. De nombreux Musulmans ajoutaient foi à ces bruits, y
voyant la marque de l’habileté diabolique de leur monarque.
Au printemps 245 [29] , l’émir marcha sur
Tulaitula dont les habitants s’étaient, une fois de plus, révoltés. Il s’empara
de la cité et accorda son pardon aux Tolédans, à condition que ceux-ci
acceptent de lui livrer Euloge, qui avait mystérieusement disparu. Le prélat
s’était en fait réfugié chez une riche veuve musulmane, Leocritia, qu’il avait
secrètement baptisée. L’un de ses clercs, un débauché notoire toujours à court
d’argent, révéla aux autorités sa cachette. L’évêque et sa protectrice furent
arrêtés et conduits sous bonne garde à Kurtuba. Là, Mohammad jugea qu’il serait
imprudent de faire condamner le beau-frère de Paul Alvar pour haute trahison
sur la base des rumeurs qu’il avait propagées. Son exécution, pour ce motif,
aurait fait croire qu’il avait dit la vérité et qu’on avait voulu le réduire au
silence. Euloge fut donc seulement accusé d’avoir converti au christianisme une
Arabe de bonne famille. Compte tenu du caractère très exceptionnel et de la
gravité de cette infraction, aucun de ses coreligionnaires n’oserait prendre sa
défense. Il avait contrevenu à l’un des fondements de la cohabitation forcée
entre Musulmans et Chrétiens : l’interdiction faite à ces derniers
d’exercer la moindre activité prosélyte.
Leocritia eut beau affirmer que le
prélat avait, à plusieurs reprises, refusé de lui administrer le baptême et
qu’il ne l’avait fait que parce qu’elle l’avait menacé de mettre un terme à ses
jours, rien n’y fit. Euloge fut exécuté tout comme la jeune femme qui insulta
la religion de ses pères en présence du cadi. Ils furent mis à mort sur le
Rasif, dans l’indifférence quasi générale. Les Arabes et les Berbères se
souciaient fort peu d’un vieux fou et les Chrétiens n’étaient pas mécontents de
voir disparaître un personnage dont l’intransigeance et les excès leur
coûtaient très cher.
Ils étaient en effet excédés d’être
continuellement tenus en suspicion par le palais. Beaucoup évoquaient avec
regret l’époque d’Abd al-Rahman I er ou d’Hisham, deux
souverains qui n’avaient jamais opéré de distinction entre leurs sujets. Ils
respectaient les non-Musulmans et veillaient à ce que leurs chefs comptent
parmi leurs notables les plus méritants. Ce n’était plus le cas aujourd’hui en
raison du climat de suspicion créé par Euloge et Paul Alvar. Mohammad avait
contraint Cornes à abjurer et lui avait donné pour successeur, comme comte des
Chrétiens, un aristocrate, Servandus, qui opprimait sans vergogne ses frères.
Chargé de lever les impôts spécifiques exigés des dhimmis, dont il prélevait
une bonne part, il s’acquittait de cette fonction avec zèle. Plusieurs artisans
privés d’emploi et incapables de verser la capitation avaient été emprisonnés
et soumis à un tel traitement que leurs familles s’étaient lourdement endettées
pour obtenir leur libération. On voyait certains de ces malheureux mendier
devant les églises et apitoyer les passants en leur racontant leurs souffrances.
Ceux qui leur faisaient l’aumône ignoraient le pire, à savoir que Servandus
exigeait d’eux une part de leurs « gains », faute de quoi ses gardes
les chassaient du parvis des sanctuaires.
Le joug que ce félon faisait peser
sur ses frères était si lourd que plusieurs milliers d’entre eux, dans l’espoir
d’y échapper, avaient préféré se faire Musulmans. Mohammad n’était pas dupe de
la « sincérité » de ces conversions qu’il voyait d’un très mauvais
œil. Les rentrées fiscales s’en trouvaient singulièrement diminuées alors que
les dépenses publiques augmentaient vertigineusement. Mais les foqahas étaient
ravis de faire étalage, lors de la prière du vendredi, de la moisson d’âmes
qu’ils avaient effectuée et restaient sourds aux mises en garde du
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