Alias Caracalla
.
Lundi 28 septembre 1942
Le fils du grand Copeau
À Lyon depuis deux mois maintenant, j’ai fait la
connaissance hier de * Salard, personnage extraordinaire. Second de D’Astier de La Vigerie, il remplace
*Brun, avec lequel j’assure d’ordinaire la liaison avec
Libération. * Brun est un homme pressé, silencieux
et distant : nous échangeons nos papiers en marchant, fixons notre prochain rendez-vous et nous
séparons aussi rapidement que nous nous sommes
abordés. Le contraste est d’autant plus saisissant
avec * Salard.
Dès le premier mot du premier rendez-vous, il
m’a tutoyé : c’était la première fois qu’un résistant
me parlait de la sorte, même parmi les plus âgés.
Entre Français libres, c’est la règle depuis le premierjour, mais avec les résistants, même les plus jeunes,
cela m’aurait semblé incongru. Jamais je n’ai tutoyé
aucun des membres du secrétariat. J’étais d’autant
plus indisposé par sa familiarité qu’il était âgé — la
trentaine. Je le vouvoyai donc. « Qu’as-tu appris
dans l’armée ? me répondit-il. Je t’emmène déjeuner : tu vas te régaler. »
Il est grand et enveloppé ; un sourire séducteur
éclaire son visage. « Il y a longtemps que tu es à
Lyon ? » D’abord glacé par son indiscrétion, je ne
tardai pas à découvrir qu’il était peut-être le plus
intelligent des résistants que je connaissais, du
moins selon mes critères (je jauge l’intelligence à la
culture littéraire). Pointant du doigt les journaux
que j’avais sous le bras, il reconnut L’Action française . « Que dit Maurras aujourd’hui ? » Je rougis :
je ne l’avais pas lue. Bien que la revue de presse fasse
partie de mes fonctions, je dois avouer que sa lecture est devenue un calvaire : les campagnes contre
de Gaulle et la Résistance, l’hostilité aux Alliés, la
dénonciation des Juifs, tout m’est devenu insupportable, cruel même.
Au milieu des journaux repliés se trouvait un livre.
Il lut le titre sur le dos : Les Thibault , Épilogue . C’est
le dernier volume de la série que j’ai achetée pour
Maurice de Cheveigné. « Ça te plaît ? » Agacé par
ses indiscrétions répétées, je cherchai une repartie
qui restaurât la distance entre nous : « Prodigieux !
C’est Guerre et Paix plus… » Il me coupa : « Tu
crois ? » Je me lançai dans des explications passionnées : Jacques, idole de mon adolescence, révolté
contre sa famille, voulant changer le monde, libérer
les pauvres, arrêter une guerre d’exploiteurs. * Salard
écoutait attentivement. Ne sachant rien de moi, il
se méprit : « Tu milites à gauche ? » Il semblaitvouloir toujours avoir le dernier mot. Excédé, je
criai presque : « Non, mais l’art transcende les opinions. »
L’arrivée dans son « bouchon » marqua une pause
dans la montée de la tension. Après avoir commandé,
toujours sur mes gardes, je cherchai à prendre
l’avantage en évoquant un livre qu’il ne connaissait
certainement pas : « Martin du Gard n’a pas écrit
que Les Thibault . Il a aussi publié un livre choc, Jean Barois .
— Je connais bien Roger Martin du Gard. D’une
certaine manière, c’est un père pour moi. »
Coup de théâtre : j’avais en face de moi quelqu’un
qui parlait à mon idole, vivait dans son intimité !
Oubliant ma réaction première, je l’aurais embrassé.
Mais qui est-il donc, me demandai-je, pour avoir de
telles relations ? Cette question, on ne la pose jamais
dans la Résistance.
La seule personne que je peux interroger est Yvon
Morandat : il sait tout et dit tout. Effectivement,
lorsque je le rencontre, aujourd’hui : « C’est mon
successeur à la direction du journal Libération . C’est
un type épatant, tu peux avoir toute confiance.
— Qui est-ce ?
— Comment, tu ne sais pas ? C’est le fils du grand
Jacques Copeau : le Vieux-Colombier, la NRF , Gide,
tout le bazar. Tu verras, il est très simple, c’est un
bon vivant. »
Incroyable ! Il vit dans le milieu que j’admire pardessus tout et dont Gide est le grand prêtre. Ma
curiosité est si grande que je n’ai plus qu’une idée :
le revoir.
Ma tentative avortée auprès de mes anciens amis
donne à mes camarades d’aujourd’hui tout leur prix.
J’en ai la preuve en rejoignant ce soir Cheveigné
chez Colette . Je suis aussi heureux de le revoir que
si j’avais failli le perdre. À travers lui, je mesure
Weitere Kostenlose Bücher