Alias Caracalla

la
force du lien qui m’unit à tous mes compagnons de
la France libre : le secret de notre solitude calomniée nous soude en une famille. Refusant la fatalité,
c’est avec eux que j’ai donné sens à ma vie.

    Cheveigné ne s’intéresse guère à la politique, ou
plus exactement à ce théâtre de passions que j’appelle
« la politique ». Son attitude est simple : refus d’une
société dont il se sent exclu pour des raisons qui me
sont inconnues. Aucune violence ne manifeste ce
refus. Élégant en toute circonstance, il s’exprime sans
vulgarité. Son arme absolue est une dérision qui
m’agace parfois. Sans doute des problèmes familiaux
ou professionnels l’ont-ils meurtri.

    Il parle rarement de lui. Son caractère décalé se
traduit par un nihilisme joyeux. J’envie cette liberté
dont je me sens incapable. Il construit sa vie sur
l’amitié et l’amour et considère l’existence comme une
fête improvisée. S’il combat « les Schleus », comme il
dit, c’est parce qu’ils ont gâché la fête. Près de lui,
je prends la mesure de mes préjugés insolubles,
de mes contradictions bourgeoises, et j’en souffre.
Aurai-je le courage, un jour, d’être moi-même ?
Sais-je même ce que cela signifie ?

    ----
    1 .   Ancien représentant du maréchal Pétain à Paris.
    2 .   Après son évasion spectaculaire de la forteresse du Königstein,
le général Giraud avait pris contact avec les Américains et refusé
son ralliement à de Gaulle.
    3 .   Hervé Monjaret.
    4 .   Philippe Roques, ancien chef de cabinet de Georges Mandel.
    5 .   Il possédait toutefois aussi une fonction d’organisateur et préparait des opérations de départ par avion ou bateau.
    6 .   Claude Bourdet.
    7 .   Le général de La Laurencie avait été nommé ambassadeur
de Vichy à Paris. Après avoir démissionné à la fin de 1940, il
s’était tourné vers la Résistance et avait accepté l’aide financière
des Américains. C’est ainsi qu’il avait entrepris de rallier Frenay
et d’Astier de La Vigerie à son projet de fédération d’une Résistance
hors de contrôle de De Gaulle. Ceux-ci refusèrent à l’automne de
1941.
    8 .   Instituée le 22 juin 1942 par Pierre Laval, la Relève consistait
en un échange de trois travailleurs français partant pour l’Allemagne
contre le retour d’un prisonnier.
    9 .   Cf. supra , p. 392.
    10 .   Eugène Claudius-Petit.
    11 .   Ce n’était pas faux puisqu’il n’y eut là aucune arrestation. Cela
prouve aussi que la chance était souvent au rendez-vous. J’y rencontrais Jean-Guy Bernard, Claude Bourdet, Jacques Brunschwig-Bordier, Paul Schmidt, Raymond Fassin, etc. La proximité du Progrès de Lyon , repaire de nombreux responsables —  Georges
Altman, Pierre Corval, Yves Farge —, et les cafés alentour étaient une
facilité utilisée par tous. Cette imprudence généralisée économisait
notre temps. J’avais constaté que les garçons et les filles, adjoints
ou secrétaires appartenant aux mouvements, vivaient, comme moi,
dans une improvisation permanente. Tous, y compris les agents de
la France libre, ignoraient les consignes de sécurité des Britanniques
et du BCRA. J’ajoute que, du fait du nombre dérisoire de nos
forces, la Résistance se serait pétrifiée si nous les avions appliquées. Seul Jean Moulin les respectait scrupuleusement : peut-être
parce qu’il était le plus vieux.
    12 .   Il s’agissait des rafles du Vél’d’Hiv de juillet 1942.
    13 .   Que pouvaient les mouvements pour arrêter la tragédie ?
Ignorant les moyens dont ils disposaient, je n’avais aucune idée à
l’époque des représailles possibles contre Vichy ou les Allemands.
En tout cas, il n’en fut plus question. Ce soir-là, cependant, j’étais
étonné que Moulin ne fût pas au courant des événements que
Bidault lui révélait.
    14 .   On annonçait aux Britanniques les mauvaises nouvelles
concernant le réseau de renseignements Ali (arrestations du radio
et des membres du réseau, saisie de toutes leurs archives).
Codant ces dramatiques nouvelles, je me demandais lequel de
mes camarades était l’opérateur arrêté.
    15 .   René Simonin.
    16 .   Si l’on songe à ce qu’était à l’époque l’aura des services
secrets, on comprendra mon admiration naïve.
    17 .   Les cartes interzones étaient imprimées sur des formulaires,
obligeant à la brièveté.
    18 .   À partir de cette soirée, je lui