Au Coeur Du Troisième Reich
son intention de créer un réseau de chemin de fer transcontinental qui permettrait de réaliser l’unité économique du Reich futur. Il fit dessiner par les services des chemins de fer les plans des types de wagons et calculer dans le détail la charge utile des trains de marchandises correspondant à un énorme écartement des rails qu’il avait fixé lui-même, et pendant ses nuits blanches il étudiait tout cela 7 . Le ministère des Transports trouvait que les avantages que pourraient apporter les deux types de réseaux seraient plus que compensés par les inconvénients qui en découleraient, mais Hitler tenait à son idée ; il considérait d’ailleurs qu’elle avait pour le prestige de son empire une importance encore plus grande que les autoroutes.
Au fil des mois Hitler devint de plus en plus taciturne. Il se peut d’ailleurs qu’avec moi il se soit plutôt laissé aller et qu’il se soit moins appliqué à entretenir la conversation qu’avec des convives moins familiers. Toujours est-il qu’à partir de l’automne 1943 un déjeuner en sa compagnie était un véritable supplice. Nous avalions notre potage en silence, puis, en attendant le plat suivant, nous faisions par exemple quelques observations sur le temps qu’il faisait, sur quoi Hitler enchaînait par quelques quolibets sur l’incapacité des services météorologiques, jusqu’au moment où finalement la conversation retombait sur la qualité de la nourriture. Il était fort satisfait de sa cuisinière végétarienne dont il louait fort les talents. Quand un mets lui paraissait particulièrement savoureux, il m’invitait à y goûter moi aussi. Il était perpétuellement tourmenté par la crainte de grossir : « Épouvantable ! vous me voyez avec une brioche ! Politiquement ce serait un désastre ! » Souvent, pour mettre fin à la tentation, il appelait son domestique : « Emportez cela, je vous prie, c’est trop délicieux. » Là encore, il décochait bien quelques railleries à l’adresse des mangeurs de viande, mais il n’essayait pas de m’influencer. Il ne voyait pas d’inconvénient à ce que je prenne un « Steinhäger » après un repas lourd, tout en me faisant remarquer d’un ton compatissant qu’avec son régime il n’avait pas besoin de cela. Quand on nous servait un bouillon gras, je pouvais être certain qu’il allait parler de « décoction de cadavre » ; dans le cas des écrevisses, il tenait en réserve l’histoire d’une grand-mère décédée que ses enfants avaient jetée au ruisseau pour appâter les crustacés en question ; quand c’était des anguilles, il racontait que le meilleur moyen pour les engraisser et les attraper était de leur donner des chats morts.
Au temps des soirées passées à la Chancellerie du Reich, Hitler ne craignait pas de raconter des « plaisanteries » de ce genre à tout bout de champ. Maintenant qu’avait commencé le temps des défaites et de la débâcle, il fallait pour cela qu’il soit vraiment dans un bon jour. Mais la plupart du temps régnait entre nous un silence mortel. J’avais l’impression d’avoir devant moi un homme qui se consume peu à peu.
Pendant les repas, ou pendant les conférences, qui duraient souvent des heures, un coin était réservé au chien de Hitler : sur l’injonction de son maître, l’animal allait s’y coucher avec des grondements récalcitrants. Quand plus personne ne faisait attention à lui, le chien se mettait à ramper, progressant insensiblement vers l’endroit où siégeait son maître, sur les genoux duquel, après de savantes manœuvres, il finissait par venir poser son museau, sur quoi un ordre brutal le renvoyait dans son coin. Comme tout visiteur un tant soit peu perspicace, je me gardais d’éveiller les bonnes dispositions de l’animal à mon égard. Ce n’était pas toujours si facile : ainsi par exemple, quand je prenais mon repas en compagnie de Hitler, le chien venait parfois à côté de moi et, posant sa tête sur mes genoux, il restait là, immobile, à lorgner les morceaux de viande dans mon assiette, qui lui paraissait mériter plus d’attention que l’assiette végétarienne de son maître. Lorsque Hitler remarquait les travaux d’approche de son chien, il le rappelait d’un ton agacé. Mais au fond ce berger allemand était le seul être vivant au quartier général qui lui apportât une diversion, telle que Schmundt et moi l’avions imaginée. A ceci près : son
Weitere Kostenlose Bücher