Au Fond Des Ténèbres
« Excusez-moi… »
Qu’est-ce qui vous fait pleurer en évoquant ces choses ?
« Ça a été le moment le plus heureux de ma vie. » Il secoua la tête à plusieurs reprises en un geste d’impuissance.
Vers 1931 – à l’âge de vingt-trois ans – cinq ans après l’obtention de ses brevets, il se rendit compte qu’il était dans une impasse. « Pour obtenir de l’avancement, il fallait des études plus poussées. Alors, toute ma vie faire ce travail ? Je voyais autour de moi des hommes de trente-cinq ans qui avaient débuté au même âge que moi et qui étaient déjà des vieux. Le travail était trop malsain. La poussière qui vous entrait dans les poumons, le bruit. Je regardais souvent les jeunes policiers dans la rue : ils avaient l’air si pleins de santé, si sûrs d’eux, vous voyez ce que je veux dire. Et si propres et soignés dans leur uniforme. »
Mais vous détestiez les uniformes ?
Il eut l’air étonné : « Ça… ça n’était pas la même chose. »
Repensant à l’Autriche du début des années 30, je compris en quel sens ça n’était pas la même chose. Après des années de crise, un violent conflit opposa les socialistes au chancelier Dollfuss, nationaliste et fervent catholique. Le pays était en proie à des troubles permanents : gros titres alarmistes, foules menaçantes, batailles de rue, sirènes de police, coups de feu, barricades ; et peut-être par réaction contre ce climat d’anarchie – je me souvenais de ma propre enfance – on pouvait bien être attiré par les uniformes.
Stangl demanda à entrer dans la police et fut convoqué à Linz. « C’était plutôt difficile, dit-il, ils m’ont presque fait passer un examen, vous savez. »
Quelques mois plus tard, alors qu’il n’espérait plus guère, on l’avisa qu’il avait à se rendre dans le plus bref délai au Kaplanhof – le camp d’entraînement de la police de Linz – pour y suivre l’entraînement de base.
« Je suis allé trouver mon patron pour lui expliquer les raisons de ma décision. Il m’a dit : “Pourquoi n’êtes-vous pas venu m’en parler au lieu d’agir en cachette ? J’avais l’intention de vous envoyer à l’école de Vienne.” »Il se remit à pleurer.
Vous n’auriez pas pu changer vos projets quand il vous a dit ça ?
Il secoua la tête : « Il ne me l’a pas demandé. » L’entraînement était dur dans la police autrichienne. « On appelait ça l’école viennoise, dit-il. C’était une bande de sadiques. On nous inculquait le sentiment que tous les gens étaient contre nous ; que tous étaient pourris. »
Il séjourna un an à l’école et devint alors un « bleu » affecté d’abord à la police de la circulation, puis à la brigade antiémeute ; il obtint son premier grade en 1933. « Mais nous logions toujours en caserne. Moi, ça m’était égal : mon amie, dont j’avais fait la connaissance en 31 était alors à Florence où elle était gouvernante des enfants du duc de Corsini. Je n’avais rien d’autre à faire que mon métier. Alors je me portais volontaire pour des missions spéciales pendant la nuit ou les week-ends. »
Quelle sorte de missions spéciales ?
Il se mit à rire. « Oh ! la chasse aux petites crapules, pas plus. Ça me donnait de l’expérience et je savais que ce n’était pas mauvais pour mon avancement. En février 1934, avec le soulèvement socialiste, il y eut de terribles batailles de rue à Linz. Une fois, les socialistes s’étaient retranchés au cinéma central. Il nous a fallu des heures pour les faire sortir de là. C’est moi qui ai raflé les derniers à 11 heures cette nuit-là. Ça faisait douze heures que je me battais. J’y ai gagné la médaille d’argent de la police. »
Durant les semaines à venir et quelle que pût être l’horreur ses récits, Stangl allait perpétuellement retomber dans son argot de policier. « Der was ein Strolch » – C’était une crapule disait-il, terme indulgent qu’il allait appliquer indistinctement à toute une série de gens rencontrés au long des années : Autrichiens, politiciens, et chevaliers d’industrie d’abord, plus tard Allemands et Polonais, chrétiens et juifs.
En juillet 1934, le chancelier Dollfuss fut assassiné, « Naturellement ce sont les nazis qui l’ont tué, et le ton soulignait qu’en tant qu’officier de police autrichien, il avait automatiquement condamné un tel acte. Quelques
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