Au Fond Des Ténèbres
était un certain Rubisch. À peine en place – dès la première réunion à laquelle nous assistions tous – il nous a fait comprendre que, désormais, l’attitude de la police à l’égard des nazis devait changer. Et naturellement, un an plus tard, en mars 1938, tout a changé. »
Étiez-vous averti à l’avance de la date où entreraient les Allemands ?
« Ah ! non, répliqua-t-il vivement. Je présume qu’il y en avait parmi nous qui l’étaient. Mais pas moi. Vous n’avez aucune idée de leur organisation ni de la peur qu’on a eue tout de suite. »
Dans ses récits sur cette période, Stangl faisait preuve d’une prodigieuse mémoire. Au moment où il en était arrivé au soulèvement socialiste de février 1934, il avait mentionné en tout seize noms de gens dont la plupart n’avaient fait que croiser brièvement sa route. Le troisième jour, à midi, la liste était montée à cinquante-quatre : et j’ai cessé de compter.
« Mais ce qui nous a beaucoup influencés, poursuivit-il, c’est l’appel du cardinal Innitzer à la coopération de tous les catholiques. Et le fait évidemment que Schuschnigg [qui succédait au chancelier Dollfuss] avait tout de suite passé l’éponge. Moi, ce que j’éprouvais plus que tout, c’était la peur. Vous vous souvenez de ma médaille, l’Aigle ? Eh bien, cinq personnes en tout en avaient été décorées à cette époque-là. Les nazis sont entrés le 13 mars ; le 14 ils en ont arrêté deux et quelques jours plus tard un troisième. Ne restaient plus que mon ami Ludwig Werner et moi-même. Pendant ce temps à Linz, ils ont abattu deux des chefs de notre section. Des gens que nous avions encore vus quelques jours plus tôt. Pas de procès, rien, abattus. Un autre, un de mes amis également, fut arrêté aussi. Quant au ministre précédent, le D r Bayer, il fut envoyé dans un camp de concentration. Je l’ai aidé plus tard, à sortir de Buchenwald [1] . L’un de nos chefs avait coutume de faire ouvertement des remarques sur les nazis. Nous nous demandions tous entre nous comment le faire taire. Mais comment oser mettre en garde un supérieur ? Je me souviens qu’un de mes collègues – du nom de Schlammer [2] – me dit un jour : « Tu ne ferais pas mal d’ouvrir la porte de la volière à ton aigle. « Ludwig Werner et moi, nous en étions malades. On nous avait donné à tous un questionnaire à remplir. Une question – la plus importante à notre avis – portait sur notre appartenance au parti nazi illégal. Werner déclara qu’il fallait faire quelque chose. Nous ne pouvions pas rester là à attendre qu’ils viennent nous arrêter. Nous avons décidé que la première précaution était de nous débarrasser des fiches. Nous avions le fichier de tous les gens suspectés de sympathies nazies, socialistes ou communistes avec des annotations pour chacun. La première chose que nous avons faite a donc été de les jeter dans les cabinets. »
Toutes les fiches ?
« Non. Juste celles qui concernaient les nazis. Et Werner s’est souvenu d’un homme de loi qui avait été nazi illégal et auquel lui, un autre collègue et moi avions rendu un petit service peu de temps auparavant. »
Quel genre de service ?
« Le genre de service qu’on avait l’occasion de rendre à l’époque, avant 38 : prévenir quelqu’un qui était soupçonné, de faire attention où il mettait les pieds. »
Des nazis ?
« Pas nécessairement. N’importe qui de gentil… des gens bien, vous voyez ? »
L’explication n’était pas très vraisemblable. Mais j’avais compris dès le début que, sauf en de très rares occasions, il était capital de le laisser développer son histoire à sa manière, sans faire montre de scepticisme ni l’interrompre par des remarques critiques.
« Werner pensait, dit-il, que nous pourrions demander à ce juriste – il s’appelait Bruno Wille – de déclarer que nous avions été membres du parti illégal. »
Et ça a marché ?
« Oui. Werner est allé le voir et il a dit qu’il s’arrangerait pour que nos noms figurent sur les listes du parti illégal des deux années précédentes. Après ça, nous avons rempli le questionnaire en disant que nous étions membres du parti depuis 1936. »
Et ce n’était pas vrai ?
Il secoua la tête : « Non. »
La question de l’appartenance de Stangl au parti illégal avait donné lieu à d’interminables discussions à son
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