Au Fond Des Ténèbres
cantine où je m’entretins avec plusieurs membres du personnel de la prison. Il était tout de suite évident qu’ils étaient bien disposés envers Stangl. « S’ils étaient tous comme Stangl, disaient-ils, la vie serait un lit de roses. » Certains disaient : « Comme Herr Stangl. » J’attirai l’attention d’un des gardiens sur ce « Herr ». Il haussa les épaules. « C’est ainsi que nous devons leur parler maintenant, paraît-il. Herr, vous vous rendez compte ! »
Le personnel pénitentiaire d’Allemagne occidentale reçoit une bonne formation (dont deux cents heures de cours de psychologie) et presque tous les hommes auxquels je parlai ce jour-là me parurent des hommes sachant s’exprimer et compatissants, très intéressés par ce qu’allaient donner mes entretiens avec Stangl. Ils parlaient librement des complications et des conflits créés par sa présence dans la prison. Beaucoup s’interrogeaient – comme la plupart des Allemands – sur l’utilité de continuer à juger des crimes nazis, tant d’années après les événements ; plusieurs ressortaient les mêmes arguments éculés : personne en Allemagne n’avait rien vu de ces horreurs et nul ne peut comprendre ni se permettre de juger s’il n’a pas vécu sous une dictature. Cependant presque tous, à quelques exceptions près, reconnaissaient à regret que tant qu’un seul des individus impliqués dans ces terribles événements serait encore en vie, il serait immoral de ne rien faire. L’un de ceux auxquels je m’adressai ce premier jour était un garçon de vingt-quatre ans ; il n’était pas encore né à l’époque de Treblinka. « Avec Stangl, dit-il pensivement, nous avons l’impression d’être devant un homme – vous voyez ce que je veux dire ? Un être humain intelligent, pas une brute comme Franz. » (Kurt Franz, ancien cuisinier, avait cité cet adjudant de Stangl, notoirement brutal, qui avait commandé durant une brève période puis liquidé Treblinka après la relève de Stangl. Il purge actuellement une peine d’emprisonnement à vie en Allemagne de l’Ouest.) Il poursuivit : « Peut-être qu’enfin un de ces hommes trouvera le courage d’expliquer à ceux de ma génération comment un être humain doué de cœur et de raison a pu… je ne dis même pas « faire » ce qui fut fait – ce n’est pas notre rôle de juger si un homme est « coupable » ou non – mais voir ce qui se faisait et supporter de rester en vie. »
Un changement indéfinissable paraissait s’être opéré en Stangl quand il me fut ramené à 2 heures dans la petite pièce du second étage. Il avait ôté sa cravate et défait le premier bouton de sa chemise, mais ce n’était pas cela car il avait toujours l’air soigné. Il était tout aussi bien rasé que le matin – et même probablement s’était rasé de nouveau – pourtant son visage avait l’air moins net et sa peau ne semblait plus aussi ferme ni aussi fraîche. Le matin, j’avais remarqué, non sans une légère surprise, ses larges mains rouges qui contrastaient si fortement, à mon sens, avec le reste de son aspect et de son maintien ; mais à présent il me sautait aux yeux qu’après tout ces mains étaient bien à lui – du moins à une certaine part de lui-même.
« J’ai réfléchi à ce que vous avez dit, déclara-t-il d’emblée, d’une voix légèrement hésitante. Je n’avais pas compris d’abord, pas compris ce que vous vouliez. Maintenant, je crois le comprendre… Et je le veux aussi. Je veux essayer… »
Il avait les larmes aux yeux avant même que nous ayons commencé à parler de son enfance. « Voyez-vous, j’avais cru que tout ce que vous vouliez, c’était une interview », dit-il en appuyant sur ce terme lourd de sens. J’avais quelques cigarettes anglaises ; il en accepta une – j’allais vite découvrir qu’il fumait sans interruption. « Mon enfance, commença-t-il, en hochant tristement la tête, je vais vous dire… »
Il était né en Autriche le 26 mars 1908, dans la petite ville d’Altmunster. Son unique sœur avait alors dix ans. Sa mère était encore jeune et jolie, mais son père vieillissait déjà.
« À l’époque où je suis né, il était gardien de nuit, mais tout ce qui occupait sa pensée et sa conversation, c’était son service dans les dragons (un des régiments d’élite de l’armée impériale austro-hongroise). Son uniforme méticuleusement
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