Au Pays Des Bayous
Adrien Simon Le Page du Pratz 4 , aimaient « se barbouiller tout le corps de noir, de rouge, de jaune et de gris depuis la tête jusqu'aux pieds » et portaient des ceintures garnies de grelots, mirent en garde leurs amis blancs. Près de la mer, ils risquaient de rencontrer des Espagnols mais aussi des gens encore moins fréquentables, les Quinipissa, qui avaient coutume de manger de la chair humaine. Le 2 avril, alors que le convoi naviguait depuis plusieurs jours entre des rives plates et boisées à perte de vue, les Quinipissa apparurent. Ils accueillirent par des volées de flèches les envoyés de Cavelier, avant de se disperser dans la forêt au sol spongieux. Ayant débarqué, les Français découvrirent avec effroi ce qui restait d'un village de Tangipahoa, que le notaire Jacques de La Métairie appelle les Mahcouala, sans doute dévasté par les cannibales. Les visiteurs horrifiés trouvèrent, entassés dans trois cabanes, des piles de corps amputés. Ils imaginèrent aisément pour quels festins barbares les anthropophages venaient puiser dans cette réserve putride. Le père Membré dit une prière, bénit les dépouilles et l'on s'éloigna rapidement du charnier.
Quarante-huit heures plus tard, le paysage avait changé. Le fleuve s'étalait maintenant à travers une sorte de savane humide hérissée de roseaux et de cannes. Le majestueux Mississippi semblait mêler ses eaux boueuses à celles des marais peuplés d'oiseaux innombrables, de hérons, de flamants, d'alligators et de tortues à carapace noire. Des cyprès chauves, dressés comme des squelettes sur des faisceaux de racines coniques émergeant de l'eau, dont les branches courtes et torses supportaient des écheveaux de lianes grises semblables à des scalps, prenaient, sur fond de nuages bas couleur de plomb, l'aspect d'épouvantails. Le 7 avril, le fleuve parut, devant les rameurs, se diviser en trois chenaux. M. de La Salle choisit d'explorer celui de droite, Tonty fut envoyé au centre et M. d'Autray s'engagea à gauche. Ce fut Tonty qui, le premier, vit la mer, ramassa un crabe, goûta l'eau et la trouva saumâtre. Les trois équipes se réunirent sur une langue de terre pour y camper. Le but était atteint. « M. de La Salle fut visiter et reconnaître les côtes de la mer voisine », constate laconiquement le tabellion dans son procès-verbal. Il n'était pas chargé de transmettre à la postérité la jubilation, que l'on suppose intense, des découvreurs, encore que l'on ne puisse imaginer Robert le Conquérant battant des mains ou poussant un hourra comme un champion de pétanque !
Le lendemain, qui était le neuvième jour du mois d'avril 1682, M. de La Salle revêtit son habit galonné d'or, noua son jabot de dentelle, coiffa son feutre empanaché, fit ébrancher un tronc qui reçut les armes du roi de France gravées sur un flanc de chaudron. Ayant fait aligner ceux qui portaient un fusil, il demanda au récollet de bénir ce jour et cette terre. Dieu ayant été remercié pour la protection accordée aux découvreurs, on en vint au baptême. « Je te nomme Louisiane », aurait simplement dit le Normand 5 avant de commander une salve d'honneur qui fit s'envoler les oiseaux. Il ne restait plus aux témoins qu'à signer le procès-verbal rédigé par le notaire.
L'histoire a de ces banalités administratives déconcertantes. Ces dernières inspirent parfois aux artistes des images d'Épinal, comme celle qui ouvrait ce chapitre, fameux entre tous, de l'aventure coloniale de la France.
Lauriers amers et gloire reconnue
Ce lieu unique, M. de La Salle entendait pouvoir le retrouver si, comme il était probable, le Mississippi, ne respectant pas le blason du roi de France, emportait avec désinvolture et du même geste au cours d'une crue l'arbre-colonne et la croix du Christ. De nombreux historiens ou biographes écrivent que, pour estimer sa position, Robert le Conquérant disposait d'un astrolabe. Le mot s'applique à tant d'instruments qu'il est difficile de connaître celui qui fut utilisé par le découvreur. Il est probable que Cavelier voyageait avec une boussole et un quadrant ou un anneau astronomique. Constitué par un cercle de bois, gradué en degrés, suspendu à un anneau et supportant un fil à plomb, cet instrument était aussi pourvu d'un système élémentaire d'optique permettant de viser l'axe du soleil le jour, de l'étoile Polaire la nuit. Il fournissait ainsi la hauteur du soleil ou de
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