Au temps du roi Edouard
Vita Sackville-West / Au temps du roi Édouard
Vita Sackville-West est l’unique enfant d’un mariage à peine concevable : celui de Lionel, troisième lord Sackville, et de Victoria, fille bâtarde d’une danseuse espagnole plus connue dans le monde entier sous le sobriquet de Pepita. Nous sommes déjà en plein roman, mais ce n’est pas tout. Le berceau de Vita se nomme Knole, c’est l’un des plus fastueux châteaux d’Angleterre, construit au xv e siècle dans le Kent non loin de Sevenoaks. Elle y naquit le 8 mars 1892, parmi les fantômes des poètes Pope et Dryden qui s’étaient restaurés dans la salle à manger, invités par l’un de ses lointains aïeux, le sixième comte de Dorset. Facile de comprendre pourquoi, dans ces conditions, Vita tint pendant ses années d’enfance à demeurer la maîtresse solitaire et jalouse de ce royaume dans le royaume, faisant régner la terreur chez les enfants d’hôtes intempestifs. Facile d’imaginer aussi sa douleur, éternelle, lorsqu’en 1928 Knole passe aux mains de son oncle paternel .
Vita découvre l’écriture à douze ans. Adolescente graphomane, elle entasse pièces de théâtre, romans, poésies et se lie d’amitié – en attendant mieux – avec Violet Keppel (bientôt célèbre sous le nom de Trefusis) ; elle effectue aussi plusieurs séjours en Italie.
En 1913 elle épouse un jeune diplomate, futur écrivain et député travailliste, Harold Nicolson. Il est homosexuel. Cela tombe bien : elle aussi. Union miraculeuse : malgré de nombreuses crises provoquées par leurs flirts respectifs, Vita et Harold ne cesseront jamais de s’aimer, formant un couple paradoxal, parfait dans l’absurde et fécond puisqu’ils auront deux fils.
Pendant la Première Guerre mondiale Vita est affectée à mi-temps dans un bureau de la Croix-Rouge chargé de la recherche des blessés et des disparus. Elle a le temps de se plaindre de la cherté de l’essence qui l’empêche de faire tourner sa Rolls. Elle se console dans de grandes réceptions de week-end à l’abri des obus : « La nourriture est merveilleuse : caviar, cailles farcies de foie gras, pêches ; tubéreuses et roses Malmaison ; sels de bain ; Rolls-Royce en attente à la gare de chemin de fer. (Je crois avoir entendu parler à Londres d’une guerre ?) *1 » Le ton de cette lettre adressée à sa mère donne une assez fidèle idée des thèmes littéraires de Vita. Son œuvre romanesque et poétique est presque exclusivement consacrée à des fictions domestiques, sentimentales, à la peinture d’une société aristocratique ébranlée par la Première Guerre mondiale, vernissée de conventions et secrètement extravagante.
En 1919, entre deux fugues saphiques en France avec Violet (désormais Trefusis) , Héritage, premier de ses romans édités, connaît un beau succès. Deux ans plus tard avec Le Dragon des hauts-fonds, elle dépasse les ventes du nouveau roman de D. H. Lawrence , Femmes amoureuses. Et en 1930 , Au temps du roi Édouard atteint deux mois après sa sortie le chiffre, phénoménal pour l’époque, de vingt mille exemplaires vendus…
Vita Sackville-West est surtout connue en France pour sa liaison amoureuse avec Virginia Woolf et la correspondance qui s’ensuivit. Elles se sont rencontrées à Londres en 1922 au cours d’un dîner arrangé par le beau-frère de Virginia. Woolf note dans son journal du 15 décembre : « Pas vraiment à mon goût difficile : rubiconde, moustachue, colorée comme une perruche, avec toute la souple aisance de l’aristocratie, mais sans le brillant de l’artiste *2 . » Ses réserves sur le physique de Vita deviendront vite affectueuses mais son jugement artistique ne changera guère : « Il y a quelque chose en vous qui ne vibre pas (…) quelque chose de réservé, d’étouffé ou Dieu sait quoi… C’est apparent dans votre style d’ailleurs * . » Elles en parleront, et Vita d’acquiescer. Elle se savait inférieure à son amie sur le plan littéraire ; bien que la beauté limpide de ce mot envoyé à Virginia en 1926 puisse en faire douter une seconde : « Vous me manquez d’une manière simple, désespérée, humaine * . » Virginia a dépeint Vita dans son fameux roman de 1928 , Orlando. Leur amitié s’éteindra en 1935, « comme tombe un fruit mûr * » (Woolf).
Si, d’après Virginia, Vita « ne laboure jamais un sol neuf », elle n’en entretient pas moins d’excellents rapports
Weitere Kostenlose Bücher