Barnabé Rudge - Tome II
guère : elle se contenait de
son mieux, et finissait par recouvrer son calme apparent avant
qu'il eût pu seulement remarquer chez elle le changement passager
qu'elle venait de subir.
Il ne faut pas croire que Grip fût le moins du
monde un membre oisif et inutile de l'humble communauté. Grâce aux
leçons de Barnabé, grâce au développement d'une espace
d'instruction naturelle commune à sa race, et à l'usage exercé
qu'il faisait de ses rares facultés d'observation, il avait acquis
un degré de sagacité qui l'avait rendu fameux à plusieurs milles à
la ronde. Son esprit de conversation et ses à-propos surprenants
étaient le sujet de l'admiration générale, et, comme il venait
beaucoup de monde voir l'oiseau merveilleux, et que chaque visiteur
laissait quelque souvenir de satisfaction pour son caquet (quand il
lui plaisait de se prêter à la circonstance, car on sait qu'il n'y
a rien de capricieux comme le génie), il gagnait de quoi ajouter un
item important aux revenus du ménage. Bien mieux, l'oiseau lui-même
avait l'air de savoir ce qu'il valait ; malgré la liberté sans
réserve à laquelle il s'abandonnait en présence de Barnabé ou de sa
mère, il gardait en public une étonnante gravité, et ne s'abaissait
pas à donner jamais d'autres représentations gratis que d'aller
becqueter la cheville des petits vagabonds qui se trouvaient là
(c'était un exercice, par parenthèse, qui paraissait lui faire un
plaisir infini), ou bien de tuer, par occasion, quelque poulet, ou
enfin d'avaler le dîner des chiens du voisinage, dont le plus
hargneux lui témoignait une crainte respectueuse.
Le temps s'était donc écoulé comme cela, sans
qu'il fût rien survenu qui eût troublé ni changé l'uniformité de
leur vie, lorsque, par une soirée de juin, ils étaient ensemble
dans leur petit jardin, prenant un peu de repos après les fatigues
du jour. La veuve avait encore son ouvrage sur ses genoux, et à ses
pieds la paille nécessaire à ses travaux. Barnabé était debout,
appuyé sur le manche de sa bêche, regardant le soleil couchant dans
le lointain, et chantonnant tranquillement.
« Une brave soirée, ma mère ! Si
nous avions seulement, en espèces sonnantes dans nos poches,
quelques morceaux de cet or qui est empilé là-bas dans le ciel,
nous serions riches pour le restant de nos jours.
– Nous sommes mieux comme nous sommes,
répondit la veuve avec un sourire paisible. Il faut nous trouver
contents, sans nous donner seulement le souci d'y penser, quand
même il serait là reluisant à nos pieds.
– Oui ! dit Barnabé croisant ses
bras sur sa bêche, et regardant toujours avec attention le soleil
couchant, c'est bel et bon, ma mère ; mais l'or est bon à
prendre. Je voudrais bien savoir où en trouver. Grip et moi nous
saurions bien en faire notre profit, je vous en réponds.
– Qu'est-ce que vous en feriez ?
– Ce que j'en ferais ? un tas de
choses. Nous nous mettrions comme des princes… je veux dire vous et
moi, mère, je ne parle pas de Grip. Nous aurions des chevaux, des
chiens, des habits de riches couleurs et des plumes à notre
chapeau ; nous ne travaillerions plus, nous vivrions
délicatement et à notre aise. Oh ! que oui, que nous en
trouverions bien l'emploi. Si je savais seulement où en
déterrer ! J'aurais cœur à la besogne, allez !
– Vous ne savez pas, dit la mère, se
levant de son siège en lui mettant la main sur l'épaule, ce que
bien des gens ont fait pour en gagner, qui ont reconnu, trop tard,
qu'il n'est jamais plus brillant que de loin, mais qu'il perd tout
son prix et son éclat quand une fois on l'a dans la main.
– Eh ! eh ! vous dites ça. Vous
croyez ça, répondit-il, toujours l'œil fixé dans la même
direction : c'est égal, mère, je voudrais bien en essayer.
– Ne voyez-vous pas, dit-elle, comme il
est rouge ? Il n’y a rien au monde qui ait autant de taches de
sang que l'or. Évitez-le, Barnabé. Il n'y a personne qui ait plus
de raison que moi d'en détester jusqu'au nom même. C’est lui qui a
amassé sur votre tête et sur la mienne plus de misère et de
souffrance que personne n'en a jamais connu, et que personne,
j'espère, grâce à Dieu ! n'en connaîtra jamais. J'aimerais
mieux que nous fussions morts et couchés dans la tombe que de vous
voir jamais aimer l'or. »
Il détourna un moment ses yeux pour regarder
sa mère avec étonnement ; puis, les portant alternativement du
rouge vif du ciel à la
Weitere Kostenlose Bücher