Barnabé Rudge - Tome II
répande ses bénédictions
sur les jeunes pieds qui vont se déranger pour venir en aide à la
misère d'un pauvre aveugle ! »
Barnabé regarda sa mère, qui lui fit signe
qu'il pouvait accepter la commission, et le voilà parti dans son
empressement charitable. L'aveugle, sur son siège, écouta d'un air
attentif jusqu'à ce que la veuve ne pût plus entendre les pas de
son fils déjà loin, et changeant brusquement de ton :
« Voyez-vous, la veuve, il y a bien des
espèces d'aveuglement, il y a l'aveuglement conjugal, madame ;
celui-là, vous avez pu l'observer par vous-même dans le cours de
votre propre expérience et c'est un aveuglement à peu près
volontaire, qui se met lui-même la bandeau sur les yeux. Il y a
l'aveuglement de parti, madame, et des hommes d'État :
celui-là ressemble à celui d'un taureau furieux au milieu d'un
régiment de soldats en uniforme rouge. Il y a la confiance aveugle
de la jeunesse, qui ressemble à l'aveuglement des petits chatons
dont les yeux ne se sont pas encore ouverts à la lumière. Il y a
encore cet aveuglement physique, madame, dont je suis, bien malgré
moi, un trop illustre exemple. Enfin, madame, il y a cet
aveuglement de l'intelligence dont nous avons un échantillon dans
cet intéressant jeune homme, votre fils, et qui, malgré quelques
lueurs, quelques éclairs lucides, ne peut pas inspirer plus de
confiance que des ténèbres absolues. Voilà pourquoi, madame, j'ai
pris la liberté de le tenir à l'écart un bout de temps pendant que
je vais avoir avec vous un petit entretien ; et, comme cette
précaution ne peut que faire honneur à la délicatesse de mes
sentiments envers vous, je suis sûr, madame, que vous voudrez bien
m'excuser. »
Après avoir prononcé ce discours avec des
manières élégantes et dégagées, il tira de dessous sa blouse une
bouteille de grès plate, la déboucha, et, tenant le bouchon entre
ses dents, modifia d'une manière sensible le liquide du pot à l'eau
par une infusion plantureuse du breuvage de son cru. Il eut la
politesse de le vider à la santé de la veuve et des dames en
général ; puis, le déposant vide, il fit claquer ses lèvres
avec une jouissance manifeste.
« Je suis, madame, un citoyen
cosmopolite, dit l'aveugle en rebouchant son flacon, et, si j'ai
l'air de me conduire franchement, comme vous voyez, en voilà la
raison. Vous vous demandez qui je peux être, madame, et ce que je
viens faire ici. Je n'ai pas besoin de mes yeux pour lire cela dans
les vôtres ; il me suffit de l'expérience que j'ai de la
nature humaine pour connaître tous les mouvements de votre âme,
comme si je les voyais écrits dans vos traits féminins. Je vais
satisfaire immédiatement votre curiosité, madame,
immédiatement. »
Là-dessus, il donna une tape sur le plat de sa
bouteille, la remit en place sous sa blouse, passa les jambes l'une
sur l'autre, se croisa les bras et s'installa bien dans sa chaise,
avant de procéder à ses explications.
Ce changement de manières avait été si soudain
et si inattendu ; l'astuce et l'audace de sa conduite
faisaient un tel contraste avec son infirmité (car nous sommes
accoutumés à voir, chez ceux qui ont perdu l'usage de quelque sens,
ce vide rempli par je ne sais quoi de divin), et cette métamorphose
inspirait de telles craintes à celle qui en était témoin, qu'il lui
fut impossible de prononcer un mot. Le visiteur, après avoir
attendu une réflexion ou une réponse, voyant qu'il attendait
vainement, reprit :
« Madame, je m'appelle Stagg. Un de mes
amis, qui a passé ces cinq dernières années à espérer l'honneur
d'un rendez-vous avec vous, m'a chargé de venir vous rendre visite.
Je serais bien aise de vous dire dans le tuyau de l'oreille le nom
de ce gentleman… Tudieu ! madame, êtes-vous sourde ? Vous
n'entendez donc pas que je vous dis que je serais bien aise de vous
glisser le nom de mon ami dans le tuyau de l'oreille ?
– Vous n'avez que faire de répéter ce que
vous venez de dire, répondit la veuve avec un gémissement
étouffé ; je ne sais que trop de quelle part vous venez.
– Mais, aussi vrai que je suis un homme
d'honneur, madame, dit l'aveugle en se frappant sur la poitrine, et
dont il n'y a pas à discuter les pouvoirs confidentiels, je vous
demande la permission de vous répéter que je veux absolument vous
dire le nom du gentleman. Bien ! bien ! ajouta-t-il,
comme s'il voyait avec son ouïe subtile jusqu'au mouvement des
mains de la
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