Barnabé Rudge - Tome II
veuve repoussant cette confidence. Je ne vous le dirai
pas tout haut. Avec votre permission, madame, je désire la faveur
de vous le dire tout bas. »
Elle s'approcha de lui et se baissa. Il lui
murmura un nom dans l'oreille, et alors elle se tordit les mains et
se promena de long en large dans la chambre, comme une femme au
désespoir. L'aveugle, avec un calme parfait, fit une nouvelle
exhibition de sa bouteille, se versa un autre grog à plein verre,
leva le coude comme tout à l'heure, et, sirotant à petits coups, la
suivit du visage en silence.
« Vous n'avez pas la conversation
prompte, la veuve, dit-il, pendant un petit intervalle qu'il mit
entre deux gorgées. Est-ce que vous voulez que nous en parlions
devant votre fils ?
– Que voulez-vous de moi ?
répondit-elle. Que demandez-vous ?
– Nous sommes pauvres, la veuve ;
nous sommes pauvres, répliqua-t-il en étendant sa main droite et en
se frottant le pouce dans la paume de la main.
– Pauvres ! s'écria-t-elle. Et moi,
qu'est-ce que je suis donc ?
– Les comparaisons sont toujours
odieuses, dit l'aveugle. Je n'en sais rien ; ça ne me fait
rien ; ça ne me fait rien. Ce que je sais, c’est que nous
sommes pauvres. Les affaires de mon ami ne sont pas
brillantes ; les miennes non plus. Il nous faut nos droits ou
un dédommagement. D'ailleurs, vous savez tout cela aussi bien que
moi ; à quoi bon tant de paroles ? »
Elle recommença à se promener d'un air
terrifié, de long en large dans la chambre. À la fin, s'arrêtant
brusquement devant lui :
« Est-ce qu'il est près d'ici ?
demanda-t-elle.
– Oui, tout près.
– Alors je suis perdue.
– Perdue, la veuve ! dit l'aveugle
avec calme. Au contraire ; dites donc plutôt retrouvée.
Voulez-vous que je l'appelle ?
– Pour rien au monde, répondit-elle en
frissonnant.
– Très bien, répliqua-t-il en croisant de
nouveau ses jambes, car il avait fait mine de se lever pour aller à
la porte. Comme vous voudrez, la veuve ; sa présence n'est pas
nécessaire, que je sache. Mais enfin, lui et moi, il faut bien que
nous vivions. On ne peut pas vivre sans boire ni manger. On ne peut
pas boire et manger sans avoir de l'argent… Je n'ai pas besoin de
vous en dire davantage.
– Vous ne savez donc pas, reprit-elle,
que je ne vis moi-même que de privations ? Il faut que vous
l'ignoriez apparemment. Si vous aviez des yeux et que vous pussiez
les promener autour de vous dans ce pauvre réduit, vous auriez
pitié de moi. Ah ! mon ami, que votre propre affliction
attendrisse aussi votre cœur en notre faveur et lui donne quelque
sympathie pour ma misère ! »
L'aveugle fit claquer ses doigts et
répondit : « Vous n'êtes pas dans la question, madame,
vous n'êtes pas dans la question. J'ai le cœur le plus tendre du
monde, mais ça ne suffit pas pour vivre. Au contraire, je connais
bien des gentlemen qui n'en vivent pas plus mal pour avoir la tête
dure, mais qui ne feraient pas grand'chose d'un cœur tendre.
Écoutez. Il s'agit ici d'une affaire qui n'a rien à voir avec les
sympathies et le sentiment. En ma qualité d'ami commun, je désire
arranger les choses d'une manière satisfaisante, si c'est possible,
et c'est possible. Si vous êtes pauvre comme vous dites à présent,
c'est que vous le voulez bien. Vous avez des amis qui ne vous
laisseraient pas dans le besoin s'ils le savaient. Mon ami, à moi,
est dans une position plus gênée et plus misérable qu'on ne peut
croire, et, comme vous êtes l'un et l'autre les anneaux d'une même
chaîne, il est tout naturel que ce soit de votre côté qu'il se
tourne pour obtenir aide et assistance. Il a partagé longtemps mon
logis et ma table : car, je vous le disais tout à l'heure,
j'ai le défaut d'avoir le cœur tendre, et je ne puis m'empêcher,
comme ami, de trouver qu'il a tout à fait raison de s'adresser à
vous. Vous avez toujours eu un abri sur votre tête ; lui, il a
toujours erré sans asile. Vous avez votre fils pour vous aider et
vous consoler ; lui, il n'a personne. Il ne faut pas que tous
les avantages soient du même côté. Puisque vous êtes embarqués dans
le même bateau, il faut vous partager le lest avec plus
d'équité. »
Elle allait prendre la parole, lorsqu'il l'en
empêcha pour continuer :
« Le seul moyen de le faire, c'est de
boursicoter pour moi et mon ami ; et c'est le conseil que je
voulais vous donner. Il ne vous en veut pas, à ce que je peux
croire, madame ; bien loin
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