Barnabé Rudge - Tome II
cicatrice de son poignet, comme pour en
comparer la couleur, il allait lui adresser une question avec
vivacité, lorsqu'un nouvel objet vint frapper son attention facile
à distraire, et lui fit tout à fait oublier son dessein.
Il y avait là, debout, la tête nue, un homme
dont les pieds et les vêtements étaient couverts de poussière, et
qui se tenait derrière la baie de séparation entre leur jardin et
le sentier. Il se penchait modestement en avant, comme pour se
mêler à leur conversation, quand il pourrait trouver l'occasion d'y
placer son mot. Il avait aussi la figure tournée du côté de la
lumière du soleil couchant ; mais ses yeux exposés à l'éclat
des derniers feux du soir montraient, par leur immobilité, qu'il
était aveugle et qu'il n'en éprouvait aucune perception.
« Dieu bénisse les voix qui frappent mon
oreille ! dit le voyageur. La soirée m'en semble plus belle
encore à les entendre. Les voix remplacent pour moi les yeux.
Voudraient-elles bien parler encore, pour réjouir le cœur d'un
pauvre pèlerin ?
– Est-ce que vous n'avez pas de
guide ? demanda la veuve après un moment de silence.
– Je n'en ai pas d'autre que celui-ci (et
il levait son bâton vers le soleil), et quelquefois la nuit un
astre plus doux pour diriger mes pas ; mais en ce moment il se
repose.
– Est-ce que vous venez de faire un long
voyage ?
– Bien long et bien fatigant, répondit-il
en secouant la tête ; fatigant, on ne peut plus. Tiens !
je viens de heurter avec mon bâton la margelle de votre puits…
Faites-moi donc le plaisir de me donner un verre d'eau,
madame ?
– Pourquoi m'appeler madame ?
répliqua-t-elle. Je ne suis pas plus riche que vous.
– C'est que vous avez la parole douce et
distinguée, voilà pourquoi ; la bure ou la soie sont tout un
pour moi, quand je ne peux les toucher. Je ne puis pas juger les
gens à leur mise.
– Tournez par ici, dit Barnabé, qui était
sorti du jardin à sa rencontre. Donnez-moi la main. Vous êtes donc
aveugle, et toujours dans l'obscurité, hein ? N'avez-vous pas
peur de l'obscurité ? Est-ce que vous n'y voyez pas un tas de
figures qui marmottent je ne sais quoi en faisant des
grimaces ?
– Hélas ! répliqua l'autre, je n'y
vois rien du tout. Que je veille ou que je dorme, jamais
rien. »
Barnabé regarda ses yeux avec curiosité ;
il les toucha da ses doigts, comme aurait pu le faire un enfant
indiscret, en le conduisant à la maison.
« Si vous venez de si loin, dit la veuve
allant au-devant de lui à la porte, comment avez-vous pu trouver
votre chemin tout le long de la route ?
– J'ai toujours entendu dire que le temps
et le besoin sont de grands maîtres : ce sont bien les
meilleurs, dit l'aveugle en s'asseyant sur la chaise vers laquelle
l'avait conduit Barnabé, et posant son bâton et son chapeau à terre
sur le carreau. Mais, c'est égal, puissiez-vous, vous et votre
fils, vous passer de leurs leçons ! Ce sont de rudes
maîtres.
– Avec tout cela, vous vous êtes écarté
de la route ? dit la veuve d'un ton de compassion.
– Cela se peut bien, cela se peut bien,
reprit-il avec un soupir, et cependant aussi avec une espèce de
sourire dans ses traits. C’est très probable. Les poteaux et les
bornes militaires ne me disent rien, vous comprenez, je ne vous en
suis que plus obligé de me procurer une chaise pour me reposer, et
un verre d'eau pour me rafraîchir. »
En même temps il leva le pot à l'eau vers sa
bouche. C'était de belle et bonne eau, bien claire, bien fraîche,
bien appétissante ; mais avec tout cela il fallait qu'il ne la
trouvât pas à son goût, ou qu'il n'eût pas bien soif, car il ne fit
qu'y tremper ses lèvres et remit le pot sur la table.
Il portait, suspendue à une longue courroie
autour de son cou, une espèce de sacoche ou de bissac à mettre de
la nourriture. La veuve plaça devant lui un morceau de pain et du
fromage ; mais il la remercia en disant que, grâce à quelques
âmes charitables, il avait déjeuné le matin, et qu'il n'avait plus
faim. Après cette réponse, il ouvrit son bissac pour y prendre
quelques pence, la seule chose qu'il parût y avoir dedans.
« Voulez-vous bien me permettre de vous
demander, dit-il en se tournant du côté où Barnabé se tenait, les
yeux fixés sur lui, à vous qui n'êtes pas privé du don précieux de
la vue, si vous ne voudriez pas aller m'acheter avec cela un peu de
pain pour me soutenir en route. Que Dieu
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