Barnabé Rudge - Tome II
de là : car, malgré la dureté
avec laquelle vous l'avez traité plus d'une fois, en le mettant
pour ainsi dire à la porte, il a tant d'égards pour vous, je pense,
que, même dans le cas où vous tromperiez aujourd'hui son attente,
il consentirait à se charger de votre fils pour en faire un
homme. »
Il prononça ces derniers mots avec une
expression particulière et se tut pour en voir l'effet. La pauvre
veuve ne répondit que par des larmes.
« C'est un garçon, dit l'aveugle d'un air
réfléchi, qui paraît avoir des dispositions : on pourra en
faire quelque chose. Il a l'air assez disposé, d'après ce que j'ai
entendu ce soir de sa conversation avec vous, à essayer de changer
un peu l'uniformité de la vie qu'il mène ici… Mais ce n'est pas
tout ça. Mon ami a un besoin pressant de vingt livres sterling.
Puisque vous refusez une pension pour vous, vous pouvez bien faire
ça pour lui. Il serait désagréable de vous exposer à voir troubler
la paix de votre maison. Vous avez l'air d'être bien ici, et il
faut faire un petit sacrifice pour y rester tranquillement. Vingt
livres, la veuve, ce n'est pas le diable. Vous savez bien où vous
procurer ça, quand vous voudrez : un petit mot à la poste et
tout est dit… vous avez vos vingt livres. »
Elle allait encore lui répondre, lorsqu'il
l'arrêta de nouveau pour lui dire :
« Ne vous pressez pas trop de me donner
votre réponse : vous pourriez vous en repentir. Pensez-y un
peu. Vingt livres… prises dans la poche d'un autre… ce n'est pas
difficile. Songez à tout ça. Je ne suis pas si pressé. Voici la
nuit qui arrive, et, si vous ne me donnez pas à coucher ici, je
n'irai toujours pas loin. Vingt livres ! je vous donne vingt
minutes pour y réfléchir, madame, une guinée à la minute, c'est
bien joli. En attendant, je vais prendre un peu l'air, qui est très
pur et très agréable dans ce pays. »
En même temps, il prit à tâtons le chemin de
la porte, emportant avec lui sa chaise. Puis s'asseyant sous un
chèvrefeuille touffu, et étendant ses jambes en travers de la porte
pour que personne ne pût entrer ni sortir sans qu'il en eût
connaissance, il tira de sa poche une pipe, une pierre à fusil, un
briquet et de l'amadou, et se mit à fumer. La soirée était
charmante ; c'était dans la saison où le crépuscule est la
plus jolie chose du monde. De temps en temps il s'arrêtait pour
laisser la fumée de sa pipe monter lentement en spirales dans
l'air, et pour renifler le parfum délicieux des fleurs. Il était là
si à son aise ! il était comme chez lui : on aurait cru
qu'il n'en avait pas bougé de sa vie ; et il attendait en
maître de céans la réponse de la veuve et le retour de Barnabé.
Chapitre 4
Quand Barnabé revint avec le pain demandé, la
vue du bon vieux pèlerin fumant sa pipe et se mettant à son aise
avec si peu de cérémonie, parut lui causer, même à lui, beaucoup de
surprise, surtout lorsqu'il vit ce digne et pieux personnage, au
lieu de serrer précieusement et avec soin son pain dans son bissac,
le repousser négligemment sur la table, et tirer sa bouteille en
l'invitant à s'asseoir pour boire un coup avec lui.
« Car, dit-il, je ne m'embarque jamais
sans biscuit, comme vous voyez. Goûtez-moi ça. Est-ce
bon ? »
Les yeux de Barnabé en pleuraient et il
toussait comme un malheureux, tant le grog était fort, ce qui ne
l'empêcha pas de répondre que c'était excellent.
« Encore une goutte, dit l'aveugle ;
n'ayez pas peur, vous n'en prenez pas comme cela tous les
jours.
– Tous les jours, cria Barnabé, dites
donc jamais !
– Vous êtes trop pauvre, reprit l'autre
avec un soupir. Voilà le mal. Votre mère, la pauvre femme, serait
plus heureuse si elle était plus riche, Barnabé.
– Tiens ! comme cela se
trouve ! C'est justement ce que je lui disais quand vous êtes
venu ce soir, en voyant tout l'or qui brillait au ciel, dit Barnabé
rapprochant sa chaise, et regardant attentivement l'aveugle en
face. Dites-moi donc. N'y aurait-il pas quelque moyen de devenir
riche, que je pourrais apprendre ?
– Quelque moyen ? il y en a
cent.
– Vraiment ? Comme vous dites
ça ! Eh bien ! quels sont-ils ?… ne vous tourmentez
pas, mère, c'est pour vous que je fais cette question, ce n'est pas
pour moi… quand je vous dis que c'est pour vous… Quels sont-ils,
voyons ? »
L'aveugle tourna sa face, où perçait un
sourire de joie triomphante, du côté où la veuve se
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