Barnabé Rudge - Tome II
bonnement à côté de la charrette qui ramenait son
enfant à la prison, essayant, le long du chemin, de toucher au
moins sa main sans vie.
Mais la foule avait oublié ces détails, ou, si
elle n'en avait pas perdu la mémoire, elle ne s'en souciait
guère ; et, pendant qu'une multitude nombreuse se battait et
tempêtait pour s'approcher du gibet devant Newgate, afin d'y jeter
un dernier coup d'œil avant de s'en séparer, il y en avait une
autre qui suivait l'escorte du pauvre Barnabé, pour aller grossir
la foule qui l'attendait sur les lieux.
Chapitre 36
Le même jour, et presque à la même heure,
M. Willet senior fumait sa pipe sur sa chaise, dans une
chambre du
Lion Noir
. Quoiqu'on fût en pleine chaleur
d'été, M. Willet était assis tout contre le feu. Il était
plongé dans une profonde méditation, tout entier à ses propres
pensées, auquel cas il ne manquait jamais de se mijoter à l'étuvée,
persuadé que ce procédé de cuisson était favorable pour mettre en
fusion ses idées, qui, lorsqu'il commençait à mitonner, se
mettaient quelquefois à couler assez copieusement pour l'étonner
lui-même.
Mille et mille fois déjà, les amis et
connaissances de M. Willet, pour le consoler, lui avaient
donné l'assurance que, pour se récupérer des pertes et dommages
qu'il avait soufferts dans le pillage du Maypole, il pouvait avoir
« un recours sur le comté. » Mais comme cette manière de
parler avait le malheur de ressembler à cette expression
populaire : « avoir recours à la paroisse [7] , » M. Willet ne voyait dans ces
consolations prétendues qu'un paupérisme déguisé, sur une plus
grande échelle peut-être, mais qui n'en était pas moins le signe de
sa ruine à un point de vue plus étendu. En conséquence, il n'avait
jamais manqué de recevoir ces communications par un mouvement de
tête douloureux, ou par de grands yeux hébétés, de sorte qu'on le
voyait toujours plus mélancolique après une visite de condoléance,
qu'à tout autre moment des vingt-quatre heures de chaque
journée.
Cependant le hasard voulut que, se trouvant
assis devant le feu dans cette occasion particulière, soit qu'il
fût déjà, pour ainsi dire, rissolé à point, soit qu'il fût dans un
état d'esprit plus gaillard que d'habitude, soit par un heureux
concours de ces deux circonstances combinées… le hasard voulut que,
se trouvant assis dans cette occasion particulière, M. Willet
aperçût de loin, dans les profondeurs les plus reculées de son
intellect, une espèce d'idée cachée, ou de faible probabilité qu'il
y avait peut-être à tirer sur la bourse publique des fonds
applicables à la restauration du Maypole, pour lui faire reprendre
son ancienne splendeur parmi les tavernes de ce monde. Et ce rayon
mystérieux de lumière encore incertaine se fit tout doucement si
bien jour au dedans de lui, qu'il finit par y prendre feu, et par
l'illuminer d'une pensée claire et visible à ses yeux, comme le
brasier devant lequel il était assis. Enfin, bien convaincu qu'il
avait les premiers honneurs de cette découverte ; que c'était
lui qui avait levé, chassé, visé et abattu d'un bon coup à la tête
une idée parfaitement originale, qui ne s'était jamais jusque-là
présentée à aucun homme, mort ou vivant, il posa sa pipe pour se
frotter les mains, et rit à gorge déployée.
« Eh mais ! père, lui cria Joe, qui
entrait en ce moment, vous êtes bien gai, aujourd'hui !
– Oh ! rien de particulier, dit
M. Willet, continuant de rire de bon cœur, rien du tout de
particulier, Joseph. Voyons ! contez-moi quelque chose de
cette Savaigne. »
Et, après avoir exprimé ce désir,
M. Willet eut un troisième accès de rire, et interrompit ces
démonstrations d'humeur légère qui ne lui étaient pas ordinaires,
en remettant sa pipe entre ses dents.
« Que voulez-vous que je vous dise,
père ? répondit Joe en posant la main sur l'épaule paternelle,
et en regardant son visage en face ; que me voilà revenu plus
pauvre qu'un rat d'église ? Ce n'est pas nouveau pour vous. Ou
bien que me voilà revenu mutilé et estropié ? C'est encore
quelque chose qui n'est pas nouveau pour vous.
– On l'a coupé, marmotta M. Willet,
toujours les yeux fixés sur le feu, à la défense de la Savaigne, en
Amérique, dans le pays où on fait la guerre.
– C'est bien cela, répliqua Joe, souriant
et s'appuyant, avec le coude qui lui restait, sur le dos du
fauteuil de son père. C'est
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