Barnabé Rudge - Tome II
traînards, les yeux
éraillés et injectés de sang, suivaient l'avant-garde d'un pas
aviné. Les appels lointains par lesquels ils se répondaient, le
sifflement convenu pour rallier ceux qui manquaient, devinrent de
plus en plus rares et faibles, tant qu'enfin ces bruits même
expirèrent, faisant place au silence des nuits.
Quel silence ! L'éclat éblouissant des
flammes n'était plus à présent qu'une lueur d'accès, un éclair
intermittent. Les charmantes étoiles du ciel, jusqu'alors
invisibles, éclairaient à leur tour le monceau de cendres, bientôt
obscur. Une fumée retardataire était encore suspendue le long des
ruines, comme pour les cacher aux yeux : le vent semblait la
respecter. Des murailles nues, des toits ouverts, des chambres où
des êtres bien chers, aujourd'hui défunts, avaient bien des fois
relevé le matin leur tête sur leurs chevets pour renaître à une vie
nouvelle avec une nouvelle énergie ; où tant d'autres,
également bien aimés, avaient passé des jours de joie ou de
tristesse ; où se trouvaient mêlés ensemble tant de souvenirs
et de regrets, de soucis et d'espérances… tout cela… parti. Il ne
reste plus qu'un vide triste et navrant ; un monceau à demi
étouffé de poussière et de cendres ; le silence et la solitude
du néant.
Chapitre 14
Les bonnes gens du Maypole, qui ne se
doutaient guère du changement qui bientôt allait se faire dans leur
rendez-vous favori, entrèrent dans la forêt pour se rendre à
Londres. Ils ne prirent pas la grand'route, pour éviter la chaleur
et la poussière, et se tinrent dans les sentiers à travers champs.
À mesure qu'ils approchaient de leur destination, ils se mirent à
faire des questions aux gens qui passaient, sur l'émeute, sur la
vérité ou la fausseté des récits qu'on leur en avait faits. Les
réponses qu'ils reçurent laissaient bien loin derrière elles les
chétives nouvelles qui avaient pénétré dans la paisible bourgade de
Chigwell. Un homme leur dit que, cette après-midi même, la troupe,
chargée de conduire à Newgate quelques émeutiers qu'on venait
d'interroger en justice, avait été attaquée par la populace et
forcée de faire retraite ; un autre, que l'on était en train
de démolir la maison de deux témoins à charge près de Clare-Market,
au moment où il était parti de Londres ; un autre, que l'on
devait mettre ce soir le feu à celle de sir Georges Saville, dans
le quartier de Leicester-Field, et que sir Georges passerait un
mauvais quart d'heure s'il tombait entre les mains du peuple, parce
que c'était lui qui avait présenté le
bill
en faveur des
catholiques. Tous s'accordaient à dire que l'émeute était à
l'œuvre, plus forte et plus nombreuse que jamais ; qu'il ne
faisait pas bon dans les rues ; que l'épouvante publique
croissait à chaque moment, et qu'il y avait déjà un grand nombre de
familles qui s'étaient sauvées à la campagne. Passa un drôle qui
portait les couleurs populaires et qui les insulta pour n'avoir
point de cocardes à leurs chapeaux, en leur recommandant d'aller
voir le lendemain soir une fameuse poussée qu'on allait donner aux
portes de la prison. Un autre leur demanda si c'est qu'ils étaient
incombustibles, de sortir ainsi sur les chemins sans porter la
marque distinctive des honnêtes gens ; enfin un troisième, qui
allait à cheval tout seul leur ordonna de lui jeter chacun un
shilling dans son chapeau, pour la quête des émeutiers.
Malgré le désagrément de se voir ainsi
rançonnés, et la crainte que leur causaient tous ces
renseignements, ils persistèrent, puisqu'ils avaient tant fait que
de venir, dans la résolution de pousser plus loin et d'aller voir
de leurs propres yeux l'état réel des choses. Ils doublèrent le
pas, comme on fait toujours en pareil cas, lorsqu'on vient du
recevoir des nouvelles qui vous intéressent ; et, ruminant,
chacun de leur côté, les rapports qu'ils venaient d'entendre, ils
ne se disaient pas grand'chose.
Or, la nuit était venue, et, quand ils
approchèrent de Londres, ils eurent de loin la triste confirmation
de ce qu'on leur avait dit, dans la lueur qu'ils purent voir de
trois incendies, tout près l'un de l'autre, dont la flamme jetait
une réverbération lugubre dans le ciel. En arrivant à l'entrée des
faubourgs, ils aperçurent, à la porte de presque toutes les
maisons, ces mots écrits à la craie, en gros caractères :
« Pas de papisme ! » Les boutiques étaient fermées,
l'alarme
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