Barnabé Rudge
entendait sa voix, ou
qu'elle regardait sa figure animée et pleine de santé, elle
n'aurait pas voulu gâter ses plaisirs par une triste parole, ni par
un murmure, quoique la gaieté insouciante et salubre qui faisait le
bonheur de son fils fût pour elle, par réflexion, la source de ses
souffrances éternelles.
C'est quelque chose pourtant d'avoir sous les
yeux le spectacle de la gaieté libre, impétueuse, à la face de la
nature, lors même que c'est la gaieté folâtre d'un idiot. C'est
quelque chose de savoir que le ciel a laissé une place pour le
contentement dans la poitrine d'une telle créature ; c'est
quelque chose d'être assuré que, si légèrement qu'on voie les
hommes détruire cette faculté chez leurs semblables, le grand
créateur de l'humanité l'accorde au plus humble, au plus méprisé de
ses ouvrages. Qui ne préférerait être témoin du bonheur d'un idiot
en plein soleil plutôt que des angoisses languissantes de l'homme
le plus sensé dans une ténébreuse prison ?
Gens d'une austérité lugubre, vous dont le
pinceau prête au visage de l'infinie bienveillance un continuel
froncement de sourcils, lisez le livre éternel tout grand ouvert à
vos yeux, et retenez la leçon qu'il vous donne. Ses peintures n'ont
pas des nuances noires et sombres, mais des teintes brillantes et
éblouissantes ; sa musique, si ce n'est quand vous la couvrez
de vos croassements, ne consiste pas en soupirs et en gémissements,
mais en chansons et en joyeux accords. Écoutez ces millions de voix
dans l'air d'été, et trouvez-en une seule aussi lamentable que la
vôtre. Rappelez-vous, si vous pouvez, le sentiment d'espoir et de
plaisir que chaque riant retour du jour éveille dans la poitrine de
tous vos semblables qui n'ont pas changé leur nature ; et
apprenez quelque sagesse même des pauvres d'esprit, quand leurs
cœurs sont soulevés, ils ne savent pas pourquoi, par toute
l'allégresse et tout le bonheur que le jour renaissant leur
apporte.
Le sein de la veuve était rempli d'inquiétude,
il était accablé d'affliction et d'une secrète épouvante ;
mais la gaieté de cœur de son fils la réjouissait, et trompait les
ennuis de ce long voyage. Quelquefois il l'invitait à s'appuyer sur
son bras, et il restait bien tranquille à côté d'elle pendant une
courte distance ; mais il était plus dans sa nature de rôder
çà et là, et elle avait plus de plaisir encore à le voir libre et
heureux qu'à le garder auprès d'elle, parce qu'elle l'aimait plus
qu'elle-même.
Elle avait quitté l'endroit où ils se
rendaient, aussitôt après l'événement qui avait changé toute leur
existence ; et, depuis vingt-deux ans, elle n'avait jamais eu
le courage de retourner le visiter. C'était son village natal.
Quelle foule de souvenirs s'empara de son esprit lorsque Chigwell
frappa sa vue !
Vingt-deux ans ! Toute la vie et toute
l'histoire de son garçon. La dernière fois qu'elle avait jeté en
arrière un regard sur ces toits au milieu des arbres, elle
l'emportait dans ses bras, enfant en bas âge. Que de fois, depuis
ce temps, elle était restée assise à ses côtés jour et nuit, épiant
l'aube de l'intelligence qui jamais ne parut ! Quelles avaient
été ses craintes, ses doutes, et cependant ses espérances,
longtemps encore après avoir acquis la conviction d'un mal sans
remède ! Les petits stratagèmes qu'elle avait inventés pour
l'éprouver, les petites marques qu'il avait données dans ses actes
enfantins, non pas de stupidité, mais de quelque chose d'infiniment
pis, tant sa malice était affreuse et peu semblable à l'espièglerie
d'un enfant, lui revinrent à la mémoire aussi vivement que si cela
se fût passé la veille. La chambre dans laquelle ils se tenaient
d'ordinaire, la place où était son berceau, lui-même enfin avec sa
figure de vieux petit marmouset, mais toujours chéri de sa mère,
fixant sur elle un œil égaré et sans regard, et bourdonnant quelque
chant bigarre, tandis que, assise à ses côtés, elle le berçait,
toutes les circonstances de son enfance se représentèrent en foule,
et les plus triviales furent peut-être les plus distinctes.
Sa seconde enfance aussi ; les étranges
imaginations qu’il avait ; sa terreur de certaines choses
insensibles, objets familiers qu'il animait et douait de la
vie ; la marche lente et graduelle de cette subite horreur, au
milieu de laquelle, avant sa naissance, son intelligence obscurcie
était éclose ; comment, au milieu de
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