Barnabé Rudge
dressant sur les étriers, en penchant
son corps en avant, presque couché sur le cou du cheval, et en
faisant claquer son lourd fouet au-dessus de sa tête avec une
ardeur enragée.
Il y a des heures où, les éléments étant émus
d'une manière insolite, ceux qui se livrent corps et âme à
d'audacieuses entreprises, ou qui sont agités par de grandes
pensées, soit pour le bien soit pour le mal, éprouvent une
mystérieuse sympathie avec le tumulte de la nature, auquel ils
répondent par un transport plein de violence. Parmi le tonnerre,
l'éclair et la tempête, beaucoup d'actes terribles se sont
accomplis ; des hommes qui s'étaient possédés auparavant ont
soudain déchaîné leurs passions en révolte. Les démons de la colère
et du désespoir se sont évertués à rivaliser avec ceux qui
chevauchent sur le tourbillon et dirigent la tempête ; et
l'homme, fouetté à en devenir fou par les vents rugissants et les
eaux bouillonnantes, s'est senti alors aussi farouche, aussi
impitoyable que les éléments eux-mêmes.
Soit que le voyageur fut en proie à des
pensées que les fureurs de la nuit avaient échauffées et fait
bondir comme un torrent fougueux, soit qu'un puissant motif le
poussât à atteindre le but de son voyage, il volait, plus semblable
à un fantôme poursuivi par la meute mystérieuse qu'à un homme, et
il ne s'arrêta pas, jusqu'à ce que, arrivant à un carrefour dont
l'une des branches conduisait par un plus long trajet au point d'où
il était parti naguère, il allât donner si soudainement sur une
voiture qui venait vers lui, que, dans son effort pour l'éviter, il
abattit presque son cheval, et faillit être jeté à terre.
« Hoho ! cria la voix d'un homme.
Qu'est-ce qu'il y a ? Qui va là ?
– Un ami ! répondit le voyageur.
– Un ami ! répéta la voix. Mais qui
donc s'appelle un ami et galope de cette façon, abusant des
bienfaits du ciel, représentés par un pauvre cheval, et mettant en
péril, non seulement son propre cou, ce qui n'aurait pas grande
importance, mais encore le cou d'autrui ?
– Vous avez une lanterne, à ce que je
vois, dit le voyageur en sautant à bas de sa monture. Prêtez-la-moi
pour un moment. Je crois que vous avez blessé mon cheval avec votre
timon ou votre roue.
– Le blesser ! cria l'autre ;
si je ne l'ai pas tué, ce n'est pas votre faute, à vous. Quelle
idée de galoper comme ça sur le pavé du roi ! Pourquoi donc,
hein ?
– Donnez-moi la lumière, répliqua le
voyageur l'arrachant de sa main, et ne faites pas d'inutiles
questions à un homme qui n'est pas d'humeur à causer.
– Si vous m'aviez dit d'abord que vous
n'étiez pas d'humeur à causer, je n'aurais peut-être pas été
d'humeur à vous éclairer, dit la voix. Néanmoins, comme c'est le
pauvre cheval qui est endommagé et non pas vous, l'un de vous deux,
à tout hasard, est le bienvenu au falot ; et ce n'est toujours
pas le plus hargneux des deux. »
Le voyageur ne riposta point à ces paroles,
mais approchant la lumière de la bête haletante et fumante, il
examina ses membres et son corps. Cependant l'autre homme restait
fort tranquillement assis dans sa voiture, espèce de chaise, avec
une manne contenant un gros sac d'outils, et il regardait d'un œil
attentif comment s'y prenait le cavalier.
L'observateur était un robuste villageois,
tout rond, à la figure rougeaude, avec un double menton et une voix
sonore qui dénotaient bonne nourriture, bon sommeil, bonne humeur
et bonne santé. Il avait passé la fleur de l'âge ; mais le
temps, ce patriarche, n'est pas toujours un rude père, et,
quoiqu'il ne soit en retard pour aucun de ses enfants, il pose
souvent une main plus légère sur ceux qui ont bien agi à son
égard ; il est inexorable pour en faire de vieux hommes et de
vieilles femmes, mais il laisse leurs cœurs et leurs esprits jeunes
et en pleine vigueur. Chez de pareilles gens, les frimas de la tête
ne sont que l'empreinte de la main du grand vieillard lorsqu'il
leur donne sa bénédiction, et chaque ride n'est qu'une coche dans
le paisible calendrier d'une vie bien dépensée.
Celui que le voyageur avait rencontré d'une
façon si subite était une personne de ce genre-là, un homme assez
gros, solide, très vert dans sa vieillesse, en paix avec lui-même
et évidemment disposé à l'être avec les autres. Quoique emmitouflé
de divers vêtements et foulards dont l'un, passé par-dessus le haut
de sa tête et noué à un pli propice
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