Barnabé Rudge
glissa
jusqu'à lui de la lointaine cuisine un doux pétillement de friture,
avec un cliquetis musical d'assiettes et de plats, et une odeur
savoureuse qui changeait le vent impétueux en parfum, Gabriel
sentit par tous ses pores sa fermeté s'en aller. Il essaya de
regarder stoïquement la taverne, mais ses traits s'amollirent en un
regard de tendresse. Il tourna la tête de l'autre côté ; mais
la campagne froide et noire, à l'aspect rébarbatif, parut l'inviter
à chercher un refuge dans les bras hospitaliers du Maypole.
« L'homme vraiment humain, Joe, dit le
serrurier, est humain pour sa bête. Je vais entrer un petit
instant. »
Et, en effet, n'était-il pas bien naturel
d'entrer ? ne semblait-il pas contre nature, au contraire, à
un homme sage de trimer dans le gâchis des routes, en affrontant
les rudes coups de vent et la pluie battante, lorsqu'il y avait là
un plancher propre, couvert d'un sable blanc qui craquait sous le
pied, un âtre bien balayé, un feu flambant, une table parée de
linge d'une blancheur parfaite, des cannelles d'étain
éblouissantes, et d'autres préparatifs fort tentants d'un repas
bien accommodé ; lorsqu'il y avait là de pareilles choses et
une compagnie disposée à y faire honneur, tout cela sous sa main et
le conviant avec instance au plaisir !
Chapitre 3
Telles furent les pensées du serrurier
lorsqu'il s'assit d'abord dans la confortable encoignure, se
remettant peu à peu de l'agréable défaillance de sa vue :
agréable, disons-nous, parce que, comme elle provenait du vent qui
lui avait soufflé dans les yeux, elle l'autorisait, par égard pour
lui-même, à chercher un abri contre le mauvais temps. C'est encore
le même motif qui lui donna la tentation d'exagérer une toux
légère, et de déclarer qu'il ne se sentait pas trop à son aise.
Cela se prolongea plus d'une grande heure après, lorsqu'il alla, le
souper fini, se rasseoir dans le bon coin bien chaud, écoutant le
petit Salomon Daisy, dont la voix ressemblait au gazouillement du
grillon, et prenant avec une importance réelle sa bonne part du
bavardage commun autour de l'âtre du Maypole.
« Tout ce que je souhaite, c'est que ce
soit un honnête homme, dit Salomon (qui résumait diverses
conjectures relatives à l'étranger, car Gabriel avait comparé ses
observations avec celles de la compagnie, et soulevé par là une
grave discussion), oui, je souhaite que ce soit un honnête
homme.
– Nous le souhaitons tous aussi, je
suppose. N'est-ce pas, vous autres ? ajouta le serrurier.
– Moi, non, dit Joe.
– Vraiment ? s’écria Gabriel.
– Non, certes. Il m'a frappé avec son
fouet, le lâche, étant à cheval et moi à pied. J’aimerais mieux
qu'il fût, en définitive, ce que je crois qu'il est.
– Et que peut-il être, Joe ?
– Rien de bon, monsieur Varden. Vous avez
beau secouer la tête, père, je dis que cet homme-là n'est rien de
bon, je répète que ce n’est rien de bon, et je le répéterais cent
fois, si cela pouvait le faire revenir pour avoir la volée qu’il
mérite.
– Taisez-vous, monsieur, dit John
Willet.
– Père, je ne me tairai pas. C'est bien
grâce à vous qu'il a osé faire ce qu'il a fait. Il m'a vu traiter
comme un enfant, humilier comme un imbécile, ça lui a donné du
cœur, et il a voulu aussi malmener un jeune homme qu'il s'imagine,
chose fort naturelle, n'avoir pas un brin de caractère, mais il se
trompe, je le lui ferai voir, et je vous le ferai voir à tous avant
peu.
– Ce garçon là sait il bien ce qu'il
dit ? cria John Willet, grandement étonné.
– Père, répliqua Joe, je sais bien ce que
je dis et ce que je veux dire beaucoup mieux que vous ne faites
quand vous m'écoutez. De votre part j'endurerais tout ; mais
le moyen d'endurer le mépris que la manière dont vous me traitez
m'attire chaque jour de la part des autres ? Voyez les jeunes
gens de mon âge : n'ont-ils ni la liberté ni le droit de
parler quand ils veulent ? Les oblige-t-on d'être assis comme
au jeu de bouche cousue ; d'être aux ordres de tout le
monde ; enfin, de devenir le plastron des jeunes et des
vieux ? Je suis la fable de tout Chigwell, et je vous déclare,
mieux vaut vous le dire à présent que d'attendre votre mort et
votre héritage, je vous déclare qu'avant peu je serai réduit à
briser de pareils liens, et que, quand je l'aurai fait, ce ne sera
pas de moi que vous aurez à vous plaindre, mais de vous-même, et de
nul autre que
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