Berlin 36
peu comme un acteur avant une première. Et toi ?
Jesse Owens haussa les épaules. Toute sa vie, il l’avait consacrée à la course. Il avait négligé ses études, sa famille, sa femme, pour s’entraîner chaque jour, hiver comme été, et être prêt à affronter les plus grands athlètes de la planète. Son rêve le plus cher était de participer aux olympiades, et ce rêve devenait enfin réalité. La politique, le nazisme, le racisme… tout cela le touchait, certes, mais ne le détournait pas de son objectif premier : courir. Il était là pour courir, pour prouver qu’il était l’homme le plus rapide du monde, point final.
— Je ne me suis jamais senti aussi bien, Dave.
1 - Devenu le président de la Fédération internationale de football de 1974 à 1998.
Deuxième Partie
La grand-messe
L’après-midi au stade. Grande agitation… Epreuves excitantes. Nous, les Allemands, obtenons une médaille d’or, les Américains trois, dont deux grâce à un Nègre. C’est une honte ! L’humanité blanche devrait avoir honte ! Mais qu’est-ce que cela peut bien faire là-bas, dans ce pays sans culture ?
Joseph G OEBBELS ,
Journal (1933-1939)
5 août 1936.
C’en est fini du temps où les athlètes de couleur […] venaient figurer dans les pelotons à titre d’estafettes […]. Il faut compter avec eux et, surtout, en fonction d’eux. Ils donnent à ces jeux Olympiques un diapason jamais entendu.
Antoine B LONDIN,
L’Ironie du sport
« L’Afrique vous parle ».
1
Où Leni filme la cérémonie d’ouverture
tandis que Jesse attend ses chaussures
Situé au nord de Charlottenburg, le Reichssportfeld abritait le stade, une piscine olympique et une vaste esplanade pouvant accueillir près d’un demi-million de personnes – le Maifeld –, dominée par le Glockenturm, le clocher olympique, portant l’inscription : « J’appelle la jeunesse du monde. » La Via Triumphalis, qui partait de l’ancien palais impérial pour aboutir à l’Olympiastadion, était pavoisée. Partout, le drapeau rouge à croix gammée voisinait avec le drapeau blanc aux cercles entrelacés de l’olympisme. Des guirlandes de fleurs, des cocardes, des fanions, des banderoles célébrant le nazisme pendaient aux balcons. D’immenses lithographies, représentant les grandes villes allemandes, étaient placardées sur les murs. La foule était surtout composée de SA en tenue kaki et de membres de l’association La Force par la joie reconnaissables à l’insigne nazi au revers de leur veston. Disposées tout autour et aux abords du stade, les statues massives réalisées par Georg Kolb et Arno Breker symbolisaient la puissance et la domination. Dans le ciel, le dirigeable Hindenburg , pareil à une saucisse géante, survolait les tribunes.
A 16 heures, les brigades des Jeunesses hitlériennes ouvrirent le défilé au pas cadencé. Leni Riefenstahl prit aussitôt position face à la tribune. Elle était sur le pied de guerre depuis 6 heures du matin. Pour la cérémonie d’ouverture, elle avait mobilisé soixante opérateurs et, pour filmer les hôtes d’honneur, attaché deux caméras avec des cordes à la balustrade. Quand des hommes de la SS avaient essayé de démonter ces équipements en se prévalant d’un ordre exprès émanant du ministre Goebbels, elle s’y était opposée en leur affirmant qu’elle avait obtenu l’autorisation personnelle du Führer de placer ces caméras à cet endroit précis. Impressionnés par la détermination de la jeune femme, les SS avaient fini par battre en retraite.
Goebbels fit son entrée sur la tribune, en costume sombre. Voyant que ses instructions n’avaient pas été suivies, il fonça sur Leni :
— Que faites-vous donc ? s’écria-t-il, furibond. Vous êtes folle ? Vous ne pouvez pas rester ici avec vos caméras encordées, vous détruisez tout l’effet de la cérémonie ! Fichez-moi le camp immédiatement, vous et votre attirail !
Leni sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Cela fait déjà un bon moment que j’ai demandé la permission du Führer, et il me l’a accordée, objecta-t-elle. Il n’y a pas d’autre endroit d’où je puisse filmer l’allocution d’ouverture, et cette cérémonie est historique. Il est hors de question qu’elle soit absente de mon film sur les Jeux !
— Pourquoi n’avez-vous pas installé vos caméras de l’autre côté du stade ?
— Techniquement, c’est impossible. Il n’y a pas de
Weitere Kostenlose Bücher