Berlin 36
fit son mari d’un ton rude.
Elle sursauta.
— Joseph ! Que fais-tu là tout seul dans le noir ?
— Je t’attendais.
— Que se passe-t-il ?
— Où étais-tu, Magda ?
— Chez une amie, pourquoi ?
Goebbels se leva, s’approcha d’elle et lui empoigna violemment l’avant-bras.
— Tu étais chez Lüdecke, n’est-ce pas ?
— Tu me fais mal, lâche-moi, protesta-t-elle en se dégageant.
— Toute la ville parle de ta relation avec cet énergumène, ne nie pas !
— C’est faux, lâche-moi !
— Hier même, Alfred Rosenberg a demandé à me voir. En dépit de ses abords ouverts et sympathiques, il n’a pas manqué d’attirer mon attention sur ce qu’il a appelé une « chose désagréable » entre Lüdecke et toi.
— Quelle « chose désagréable » ? Où veux-tu en venir ?
— Tu le sais bien.
Magda éclata en sanglots. Elle n’en pouvait plus. A quoi bon mentir ? Que risquait-elle, après tout ? Joseph ne pouvait pas la chasser à l’instar de Günther Quandt. Il n’avait pas le droit de lui reprocher une infidélité accidentelle alors qu’il collectionnait avidement les conquêtes féminines et courtisait les starlettes !
— Ce que dit Rosenberg est vrai, avoua-t-elle enfin.
Goebbels resta un moment sans voix. Quelle attitude adopter ? Ce Lüdecke ne perdait rien pour attendre. Le premier amour de Magda avait été purement et simplement éliminé par deux obscurs agents qu’il avait recrutés : considérant Victor Arlosoroff comme un rival encombrant, il s’en était débarrassé alors qu’il se promenait sur une plage de Palestine, et avait maquillé ce crime passionnel en agression crapuleuse… Perdant contenance, il entra dans une colère terrible. Il se mit à tout casser, pulvérisa un vase, renversa une table, brisa un miroir. Magda ne broncha pas, soit que, se sentant coupable, elle comprît chez son mari ce besoin de se défouler, soit qu’elle se félicitât qu’il eût pris conscience de l’importance d’être loyal en amour. A bout de souffle, le ministre finit par se calmer. Il s’approcha d’elle et la regarda longuement sans rien dire.
— Tu l’aimes ? lui demanda-t-il d’une voix altérée par l’émotion.
— Non, Joseph, je ne l’aime pas.
Elle ajouta, après un moment d’hésitation, en lui caressant la joue du revers de la main :
— C’est toi que j’aime, Joseph, tu le sais bien. Mais tu me fais tellement souffrir.
Goebbels l’attira vers lui et l’enlaça. Il se sentait capable de lui pardonner, mais combien de temps lui faudrait-il pour s’en remettre vraiment ?
On sonna à la porte. Un officier fit son entrée et, feignant d’ignorer les dégâts dans le salon, salua en levant le bras et remit à son chef les plans de table de la grande fête que le ministre comptait organiser à l’île aux Paons, le 15 août, pour la clôture des jeux Olympiques. Plus de deux mille personnalités étaient invitées : rien ne devait être laissé au hasard. Soucieuse d’éviter que son image de « première dame du III e Reich » et de mère exemplaire ne volât en éclats si on la surprenait en flagrant délit de dispute conjugale, Magda se retira dans sa chambre. Joseph Goebbels lâcha un soupir de lassitude. Lui qui avait attendu les Jeux avec tellement d’enthousiasme, qui avait veillé sur les moindres détails, se sentait tout à coup indifférent à cet événement, comme si, anéanti par la trahison de sa femme, il avait subitement perdu le goût de tout.
— Vivement que les Jeux s’achèvent ! marmonna-t-il en congédiant l’officier.
1 - Lüdecke était l’un des mécènes d’Adolf Hitler, installé aux Etats-Unis.
2 - Nationalsozialistische Deutsche Arbeiter Partei : Parti national-socialiste des travailleurs allemands.
6
Où l’on voit Claire répondre aux questions
de la Gestapo et conseiller cheikh Pierre
— Claire Lagarde ?
Debout dans l’embrasure de la porte, se tenait un homme vêtu d’un imperméable noir et coiffé d’un feutre gris foncé à large bord entouré d’un ruban de soie.
— C’est moi, dit la jeune fille en nouant le cordon de sa robe de chambre.
— Je suis l’inspecteur principal Baumeister, de la Gestapo. Je souhaite vous entretenir d’un sujet important.
Inquiète, la mère de Claire, qui peignait une nature morte au salon, abandonna son chevalet, essuya ses mains couvertes de couleurs sur sa blouse, et rejoignit sa
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