Berlin 36
contre le battant en serrant les lèvres. Elle avait certes réussi à tenir tête à son censeur, mais elle se sentait blessée, humiliée même, d’avoir eu à se justifier devant lui. Que faire ? Affronter la Gestapo était suicidaire, céder à son chantage ne l’était pas moins. Elle regarda ses mains : elles tremblaient. Etait-ce la peur ou la colère ?
— Que te voulait-il ? lui demanda sa mère de derrière son chevalet.
— M’intimider, soupira Claire.
Ursula haussa les épaules.
— C’est bien mal te connaître, ma fille !
La nuit venue, la Française se rendit à pied au Quasimodo, histoire de se changer les idées. En chemin, elle se retourna cent fois pour vérifier si elle n’était pas suivie. « Surtout, ne pas céder à la paranoïa », pensa-t-elle en s’efforçant de garder son calme. Une fois à l’intérieur du café-concert, elle se sentit revivre. Oskar vint à sa rencontre.
— Claire ! Comment se passent les Jeux ? s’exclama-t-il en l’embrassant comme une amie de longue date.
— Une véritable symphonie en noir ! répondit-elle, enthousiaste.
— Et la France ?
— Nos résultats ne sont pas brillants ! On se demande ce que nous attendons pour aller chercher dans nos colonies les sujets qui représenteront dignement la France en attendant que la nation française veuille bien consentir à s’occuper de sa propre santé ! Il faut le reconnaître : les athlètes noirs sont, par la taille, la perfection des formes et les dons, supérieurs aux athlètes blancs.
— Comme vous y allez !
Claire s’attabla.
— Qu’avons-nous au programme de ce soir ?
— Officiellement, Beethoven.
— Et en pratique ?
— Duke Ellington et Fats Waller ! Mais laissez-moi auparavant vous présenter un ami du Liban.
Pierre Gemayel s’avança et salua la journaliste qui l’invita à s’asseoir en face d’elle. L’homme était simple et direct. Dans un français correct – pimenté par un irrésistible accent qui faisait rouler ses r et rendait ses phrases plus chantantes –, il lui expliqua les raisons de sa présence à Berlin, tout en déplorant l’absence de son pays qui n’avait pas jugé utile de participer aux Jeux. Elle lui avoua n’avoir jamais visité le Liban, mais connaître le pays du cèdre à travers les relations de voyage de Flaubert, Lamartine et Nerval.
— J’ai un service à vous demander, fit-il tout à coup, l’air un peu gêné.
— Je vous en prie, répondit-elle en coinçant entre ses lèvres une cigarette que le jeune homme s’empressa d’allumer.
— J’ai écrit un article sur les Jeux que je souhaite publier dans L’Orient, un quotidien francophone qui paraît à Beyrouth. J’aimerais vous le soumettre avant de l’envoyer. Vous savez, je ne suis pas journaliste, je n’ai pas votre expérience… Pourrais-je vous le lire ?
— Avec plaisir, répliqua Claire, à la fois amusée par l’enthousiasme du Libanais et flattée par sa démarche.
Pierre Gemayel s’éclaircit la gorge et commença sa lecture :
Je ne vous ferai pas un compte rendu détaillé de la fameuse journée d’inauguration des jeux Olympiques 1936, les agences télégraphiques et les agences de presse vous auront certainement inondés de détails .
Je vous ferai part de quelques sensations :
Il y avait dans cette merveilleuse construction qu’est le stadium de Berlin 100 000 spectateurs.
Sur les terrains, devant la tribune officielle, 4 000 athlètes, représentant 49 nations, ont prêté serment.
Il y avait sur le mât olympique tous les drapeaux des pays participants. Le nôtre n’était pas là : il ne flottait pas avec les autres.
Encore une fois, nos gouvernements auront failli à leurs devoirs en mésestimant le sport ou en le sous-estimant.
Envisager une participation du Liban à Berlin ?
Exhiber des biceps et des pectoraux libanais ?
D’abord à quoi cela pouvait-il rimer ?
Ensuite, des centaines de sportifs à expédier en Allemagne ?
Non, le budget libanais ne pourrait supporter ce luxe…
Si on pouvait comprendre dans nos sphères gouvernementales que le nombre d’athlètes à présenter n’importait pas…
Si on pouvait admettre le principe d’une représentation, d’une participation effective, nous aurions fait comme bien d’autres pays qui n’étaient représentés que par un ou deux athlètes… mais qui avaient leur drapeau au bout du mât olympique.
Je rappellerai, pour
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