Berlin 36
fille.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Rien, maman, c’est privé, répondit Claire en lui faisant signe de s’éloigner.
— Veuillez me suivre, reprit l’homme.
La jeune fille secoua la tête.
— Vous suivre pour aller où ? Je suis journaliste. Vous pouvez me parler ici même, je ne quitterai pas ma maison !
L’homme réfléchit un court instant, puis acquiesça.
— Je vous débarrasse de votre imperméable ? lui proposa-t-elle.
— Non, non, merci. Je ne m’en sépare jamais.
Elle l’introduisit dans la cuisine, loin des oreilles de sa mère, l’invita à s’asseoir sur un tabouret et lui servit un verre d’eau.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Un petit effort, Fräulein Lagarde.
— Un effort ?
L’homme toussa dans son poing, puis s’expliqua en la regardant droit dans les yeux comme pour un interrogatoire :
— Les dépêches que vous adressez à votre journal comportent des insinuations qui indisposent les autorités. Il est évident que nous ne souhaitons nullement nous immiscer dans vos affaires, ni restreindre votre liberté d’expression, mais il serait vraiment dommage que vos rapports avec le régime s’enveniment à cause de quelques mots déplacés.
— Des mots déplacés ? répéta-t-elle en fronçant les sourcils. Qu’insinuez-vous par là ?
— Votre article intitulé « La cavalerie noire » contenait des propos désobligeants.
— Ah, bon ? Et de quoi s’agit-il exactement ?
L’homme sortit de sa poche une copie de la dépêche envoyée par Claire à sa rédaction. Plusieurs phrases étaient soulignées au crayon rouge.
— Vous surveillez nos dépêches ? s’exclama-t-elle, feignant l’étonnement.
— Nous avons mis sur pied, à la poste de Charlottenburg, un service de contrôle et de censure. Tout est surveillé, Fräulein Lagarde. C’est la règle.
— Ah ! la règle… Et que me reprochez-vous exactement ?
L’homme brandit sa pièce à conviction et, d’un ton inquisiteur, formula ses griefs :
— Vous prétendez dans votre article que la victoire de Jesse Owens constitue « un défi lancé à Hitler »… Cela ne se dit pas : nul ne défie le Führer. Certes, nous sommes dans un pays libre et nous ne voulons pas d’histoires avec les journalistes, surtout pendant le déroulement des Jeux, mais il faut que les correspondants étrangers comprennent aussi qu’ils sont nos invités et qu’ils nous doivent, par conséquent, respect et courtoisie…
Claire haussa les épaules. Pour se donner du courage, elle se versa un verre de Bowle, une boisson berlinoise alcoolisée, qu’elle but à grands traits.
— Mais enfin, protesta-t-elle d’un ton calme mais ferme, je n’ai fait qu’exprimer une opinion. Vous voulez me juger pour une simple opinion ?
— Votre opinion est lourde de conséquences, Fräulein Lagarde. Elle laisse supposer que nous sommes un régime raciste, ce que nous ne sommes pas.
Claire pointa l’index en direction de son interlocuteur :
— Voyez : vous venez à votre tour d’émettre une opinion que je suis libre de partager ou pas…
L’homme maîtrisa la colère qu’il sentait monter en lui.
— Je n’ai pas de temps à perdre, Fräulein Lagarde. Tout ce que je suis venu vous dire, c’est qu’il est préférable pour la suite de votre carrière en Allemagne que vous vous absteniez d’employer des termes blessants à l’égard du régime et de notre Führer. Etiez-vous à la réception organisée par le Dr Goebbels la veille de l’ouverture des Jeux en l’honneur des journalistes ?
— Vous n’ignorez sans doute pas que j’y étais.
— Le Dr Goebbels vous a bien fait comprendre dans son allocution que l’Allemagne ne nourrit que des intentions pacifiques. Il a clairement demandé aux présents de reproduire leurs impressions sur le national-socialisme sans préjugés, dans un esprit vraiment olympique !
— C’est précisément ce que je fais ! rétorqua-telle d’un ton ironique. Où est le problème ?
— Nous avons une image à préserver, Fräulein Lagarde, et nous ne permettrons à personne, à personne, vous entendez, de la ternir !
— Dois-je considérer votre message comme une menace ?
— Prenez-le comme vous voulez, répliqua l’homme d’un ton sec.
Il se leva brusquement, ajusta son imperméable et sortit sans saluer. « Sale type ! » dit Claire à voix haute en claquant la porte. Elle tira le verrou et s’adossa
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