Berlin 36
Fräulein Riefenstahl. Ne vous mettez pas dans ces états. Si cela vous tranquillise, vous serez dorénavant sous le contrôle de Rudolf Hess. Il s’occupera mieux de vous.
Leni hocha la tête. Hess était aux antipodes du ministre de la Propagande : il ne risquait pas de lui causer des ennuis.
— Et si le Dr Goebbels me refuse l’argent nécessaire pour terminer mon projet ? reprit-elle.
— De quelle somme avez-vous besoin ?
— Cinq cent mille reichsmarks. Pour achever deux longs métrages à la gloire du III e Reich, ce n’est pas beaucoup !
— Vous les aurez, Fräulein Riefenstahl, assura Hitler en lui tapotant la joue.
Leni sourit : elle avait obtenu tout ce qu’elle désirait.
— Les ragots ne vous épargnent pas, reprit le Führer. Les mauvaises langues racontent que votre attaché de presse est marié à une Juive…
— Je l’ai renvoyé, s’empressa-t-elle de préciser.
— Il ne faudra pas que la presse fasse ses choux gras de vos dissensions avec Goebbels. Pour réfuter les rumeurs et vous réconcilier, je propose que nous nous fassions photographier tous ensemble, dans la bonne humeur, par Heinrich Hoffmann. Les photos seront ensuite diffusées dans la presse.
— Très bonne idée, mein Führer . Je viens tout juste de me faire construire une villa à Dahlem. Je serais fort honorée si vous acceptiez de vous y rendre. Hoffmann pourra prendre d’excellentes photos dans mon jardin.
— Entendu, dit Hitler en lui serrant la main.
Leni le remercia et sortit, les yeux rougis mais victorieuse.
*
La façade du Palast am Zoo de l’UFA, à Berlin, était pavoisée de bannières à croix gammée rouge et noir. Des tours représentant l’entrée de l’Olympiastadion se dressaient à l’entrée du théâtre et des anneaux olympiques massifs en trois dimensions ornaient le fronton où la lumière électrique faisait flamboyer le nom de « Leni Riefenstahl ». La première des Dieux du stade coïncidait avec le quarante-neuvième anniversaire du Führer qui arriva, peu avant 7 heures, en compagnie de Goebbels. Quand il pénétra dans la grande salle, l’assistance se leva, bras tendu, pour faire le salut hitlérien. Il y avait là tout le gotha berlinois, des personnalités politiques, militaires, industrielles et artistiques, des diplomates du monde entier. Hitler répondit à l’ovation par son salut habituel, le coude plié, et gagna sa loge privée. Dans les loges adjacentes prirent place Frick, von Ribbentrop, Funk, Himmler, Lutze, von Schirach et Speer. Goebbels s’assit à son tour après avoir vérifié que sa nouvelle maîtresse, Lida Baarova, se trouvait bien dans la salle. Leni arriva bientôt, vêtue d’une élégante robe du soir. Elle s’installa au premier balcon, aux côtés de ses parents.
La soirée s’ouvrit sur la musique du film, composée par Herbert Windt et interprétée par la Philharmonie de Berlin. La projection dura quatre heures. Après un prologue un peu kitsch où l’on voyait la flamme olympique transportée de Grèce à Berlin, et des scènes où les statues antiques se transformaient en athlètes de chair et où trois déesses aux seins nus dansaient avec légèreté, le film, dédié « au fondateur des jeux Olympiques, le baron Pierre de Coubertin, et à l’honneur et la gloire de la jeunesse du monde », montrait les épreuves de manière objective, sans trop insister sur la suprématie allemande. On y voyait Jesse Owens remporter ses quatre médailles d’or, comme si, à travers le sportif noir, Leni Riefenstahl avait voulu marquer l’indépendance de son film vis-à-vis des lois raciales du III e Reich. L’ensemble mettait l’accent sur l’esprit de compétition et exaltait les valeurs propres au nazisme : le culte du corps, la perfection physique, la glorification de la force martiale et de la virilité, l’idolâtrie du muscle, le triomphe de la volonté, le tout dans une ambiance de néopaganisme… N’était-ce pas le Führer qui, dans Mein Kampf , affirmait que « rendre les corps robustes est une nécessité de la conservation du peuple que représente et protège l’Etat » ?
Cramponnée aux accoudoirs de son siège, Leni guettait anxieusement les réactions du public et songeait au travail colossal qu’elle avait accompli. Elle se sentait épuisée et, en même temps, en proie au doute. Avait-elle été à la hauteur ? « J’aurais pu le monter en deux fois moins de temps si je n’avais pas
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