Bombay, Maximum City
comme lui après les attentats. L’un d’eux, Salim Durrani, se faisait appeler le Nabab de Tonk ; cet homme « cultivé », insiste Sanjay, lui a clandestinement adressé un pamphlet de sa composition intitulé « Voix », qui détaille les tortures que la police aurait infligées à ceux qu’elle accusait d’avoir participé aux attentats. « Par exemple, me dit Sanjay, ils ont forcé une femme à sucer son beau-père. Après il s’est suicidé. »
Le texte du Nabab a été transmis à l’ONU et à la presse afin d’alerter le monde sur le mépris dans lequel on tient les droits de l’homme, à Bombay. J’ai longtemps essayé de me le procurer, jusqu’au jour où, lors d’un bref déplacement aux États-Unis, j’ai pu l’obtenir d’un ami juriste qui milite dans une association de défense des droits de l’homme. « VOIX – nouvelles des cachots draconiens », annonce la première page de cette liasse de feuillets mal dactylographiés que j’ai lus, épouvanté, dans une ferme paisible du New Hampshire, au milieu d’une symphonie de couleurs d’automne. Plusieurs des interrogatoires ici relatés ont été menés par Ajay ou en sa présence. À en croire l’auteur de ces pages, les suspects, et avec eux leurs épouses, leurs mères, leurs enfants en bas âge, ont été systématiquement torturés. Il s’attarde avec un goût morbide sur les sévices sexuels infligés aux femmes. « Une jolie fille mariée depuis peu, instruite et cultivée, a été dépouillée de ses vêtements et allongée nue sur un bloc de glace où des policiers ivres l’ont violée à tour de rôle. Ensuite ils l’ont brûlée avec des cigarettes. » Cela, encore : « Sous la contrainte, Najma a dû peloter le pénis de son père et manger ses excréments. […] Nu comme un ver, le jeune Manzoor Ahmed a dû mettre son pénis dans la bouche de Zaibunnisa Kazi, une femme de la génération de sa mère. […] Des gendres ont été obligés de déshabiller leurs belles-mères. » Maints passages semblent droit tirés d’un roman d’épouvante à deux sous : « De l’urine et des fèces étaient mélangées à la nourriture, quant aux crachats visant la bouche, en particulier les crachats de lépreux à la solde de la police, ils servaient à amuser la galerie et les policiers ne boudaient pas leur plaisir. Devant tant de sauvagerie sadique, Satan lui-même aurait frémi au tréfonds de son être. »
« Voix » contient une part de vérité ; toute la difficulté consiste à démêler le vrai du faux. Dans ses grandes lignes, l’histoire de Rakesh Khurana est effectivement authentique. Propriétaire d’un restaurant et d’une laverie à Bandra, Khurana avait des rapports épisodiques avec un passeur de drogue du nom de Piloo Khan. Peu après les attentats, il dînait un soir en famille quand des policiers l’ont prié de les suivre au poste parce qu’ils avaient des questions à lui poser. Il leur a promis de passer plus tard et ils n’ont pas insisté. Il s’est ensuite conduit très étrangement. Sitôt ressorti du commissariat, il a entraîné sa femme et leurs deux enfants, une fille et un garçon, au fond d’une impasse de Juhu. Tandis que sa femme tentait de protéger les deux petits en les serrant dans ses bras, Khurana les a abattus tous les trois avant de se donner la mort. Qu’est-ce que les policiers avaient bien pu lui dire pour qu’il en vienne à cette extrémité ? La part d’ombre entre la réalité et les on-dit permet toutes les supputations. À lire « Voix », Khurana aurait décidé de tuer les siens après avoir vu un dénommé Maneckshaw, de service au poste ce soir-là, brutaliser devant lui la femme d’un présumé poseur de bombe. « Si d’ici demain tu ne m’indiques pas où se trouve Piloo Khan, je vais convoquer ta femme et j’ordonnerai à mes agents de la violer », lui aurait textuellement déclaré Maneckshaw.
Certains faits cités dans ce document ont été vérifiés. En mars 2000, le Comité national des droits de l’homme a ainsi astreint le gouvernement du Maharashtra à verser cinq lakhs à la famille d’Iqbal Haspatel, en dédommagement du traitement inique qui lui avait été appliqué en avril 1993. Haspatel était un tisserand d’une soixantaine d’années qui vivait à Alibag, dans les environs de Bombay, avec sa famille élargie. Une partie des armes et des explosifs utilisés pour les attentats avait été débarquée sur les
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