Bombay, Maximum City
était presque grotesque. Pourtant nous étions là, dans la maison où avait grandi mon grand-père, ensemble, toujours, en famille. Ce lien familial était l’élastique qui, si loin que nous nous soyons aventurés, nous ramenait les uns vers les autres.
C’est à cause de la muqabla {2} , le jeu de l’offre et de la demande, que mon père dut quitter Calcutta. Dans l’affaire de mon grand-père, les bijoux s’achetaient et se vendaient ainsi : à l’heure dite, un groupe de revendeurs retrouvait le courtier dans le bureau de l’acheteur et les négociations démarraient. Jamais prononcé à voix haute, le prix était indiqué par le nombre de doigts levés sous un pan du dhoti {3} du vendeur, que l’acheteur saisissait. Ce dernier menait la muqabla en proposant des offres ridiculement basses. « Quoi ? Vous êtes devenu fou ? Vous croyez que je vais accepter ce prix-là ? » L’air furieux, dépité, le vendeur quittait la pièce en pestant haut et fort. Il prenait soin, toutefois, d’oublier son parapluie, qu’il revenait chercher une dizaine de minutes plus tard. Généralement, l’acheteur revoyait alors son offre à la hausse, et à la satisfaction de tous la transaction se concluait sur un accord que le courtier scellait en déclarant : « Allez, serrez-vous la main. » Cette petite comédie dégoûta mon père du commerce de bijoux tel qu’il se pratiquait à Calcutta. Il ne supportait pas les cris, les insultes ; c’était un homme instruit.
Son frère était parti à Bombay en 1966, contre la volonté de mon grand-père qui ne comprenait pas les raisons de ce départ. Du temps où mon oncle était jeune, Calcutta amorçait pourtant son déclin. À Bombay, il se lança dans le commerce des diamants. Trois ans plus tard, peu après la naissance de ma petite sœur à Ahmadabad, mes parents vinrent lui rendre visite. Mon oncle qui s’était récemment marié proposa à mon père de rester à Bombay. Et c’est ainsi que nous avons vécu tous les six – quatre adultes et deux enfants, dont un bébé – dans une pièce où les hôtes de passage ne cessaient d’aller et venir. Notre « famille élargie » partageait le logement, les dépenses, et repoussait les limites de l’espace pour s’en accommoder. Comment quatorze millions de personnes peuvent-elles tenir sur la même île ? De la même façon que nous, dans l’appartement de Teen Batti.
Quand mon père et mon oncle eurent fait leur trou dans le commerce des diamants, nous déménageâmes dans le deux-pièces de Dariya Mahal, au-dessus d’un palais avec vue sur la mer. Le palais appartenait au maharao {4} de Kutch. Il fut racheté, avec son parc, par une famille d’industriels marwaris {5} ; ils abattirent les arbres, débarrassèrent les salles de leurs antiquités et transformèrent l’édifice en école. Alentour, ils construisirent un complexe de trois immeubles : Dariya Mahal 1 et 2, des bâtiments de vingt étages qui ressemblaient à de grands livres ouverts, et Dariya Mahal 3, celui où j’ai grandi, le petit dernier, solide et trapu avec ses douze étages.
Mon oncle et mon père se rendaient régulièrement pour affaires à Anvers et aux États-Unis. Mon père m’ayant un jour demandé ce que je voulais qu’il me rapporte d’Amérique, je lui parlai d’un tee-shirt vu dans un magazine américain pour enfants, qui dégageait une odeur quand on le grattait. Il me rapporta un énorme sachet de marshmallows. Pour en apprivoiser la texture, je m’empiffrai tant que je pus des gros machins cotonneux avant que ma tante se les approprie. Selon mon oncle, c’est à la suite d’un de ces voyages qu’un beau matin, en se rasant, mon père eut une révélation – ce qui arrive parfois quand on reste planté devant un miroir sans vraiment s’y regarder. Il prit la décision d’émigrer aux États-Unis d’Amérique. Pas pour leur liberté ni pour leur mode de vie ; simplement pour gagner plus d’argent.
Nos existences à tous sont dominées par un événement central qui façonne et déforme tout ce qui vient après et, rétrospectivement, tout ce qui l’a précédé. En ce qui me concerne, ce fut notre départ en Amérique à quatorze ans. Un âge où il n’est pas facile de changer de pays. On n’a pas tout à fait fini de grandir dans celui d’où l’on vient et on ne se sentira jamais parfaitement bien dans le nouveau. J’ignorais tout de ce pays, l’Amérique, où je n’avais jamais
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