Bombay, Maximum City
de ce qui lui appartient de droit, il s’en remet par force à la justice parallèle. Celle-là est rapide et fiable, mais la note est salée. « On fait tout ce que ne font pas les tribunaux », m’a confié Mama, un des gros bonnets de la Compagnie Nana. La santé insolente des gangs de Bombay s’explique avant tout par la faillite du système judiciaire. Les auteurs d’une enquête menée en 1998 sur l’état de la justice civile en Inde, et publiée par le très sérieux New York University Journal of International Law and Politics, reconnaissent que « les arriérés et les retards de traitement accablent de très nombreux systèmes judiciaires » de par le monde. Le problème « cependant, ne paraît nulle part aussi flagrant que dans l’Inde contemporaine ». À la fin du XX e siècle, les dossiers en souffrance dans les tribunaux indiens représentaient au bas mot vingt-cinq millions de cas, soit un procès en attente de jugement pour quarante habitants – hommes, femmes, enfants et eunuques compris.
Aux États-Unis, on compte cent sept juges en exercice pour un million de personnes. En Inde, la proportion est de treize pour un million. Quarante pour cent des postes de magistrats à la Haute Cour de Bombay ne sont pas pourvus, alors qu’un juge a en moyenne devant lui trois mille affaires en suspens. Les avocats qualifiés ne sont pas tentés d’entrer dans la magistrature où les salaires sont très inférieurs aux honoraires du privé. Par ailleurs, le dépôt de plainte ne s’assortissant d’aucun frais d’enregistrement, la grande majorité des poursuites se révèlent pour le moins futiles. Suspensions et ajournements sont monnaie courante. En 1996, les audiences consacrées à des demandes de pourvoi provisoire portaient sur des appels déposés en 1984. Le volume des plaintes traitées chaque année est moitié moindre que celui des plaintes enregistrées, ce qui signifie que, tous les ans, la Haute Cour de Bombay ajoute à la pile de ses dossiers en souffrance autant de cas qu’elle en résout.
Au rythme actuel, il faudra trois cent cinquante ans pour en venir à bout.
L’instruction d’un procès au civil dure en moyenne cinq ans. Dans bien des cas, le verdict définitif n’est pas rendu avant une bonne vingtaine d’années, voire plus : quantité d’affaires qui languissent dans les classeurs des tribunaux ont été portées devant la justice au début des années cinquante. Si ma famille avait déposé une plainte à l’époque où nous avons quitté Bombay pour New York, c’est donc seulement maintenant que le procès arriverait, peu ou prou, à sa conclusion. L’autre solution consiste à aller trouver Mama ou quelqu’un de son acabit. « Si un type te cherche des crosses, adresse-toi aux goondas : en dix jours ils auront réglé un problème qui serait resté à moisir dix ou vingt ans au tribunal. Nous, les goondas, on s’occupe de tout ce qui dépasse la police, la classe politique et les magistrats. Quand les gens en ont marre de la justice, quand ils ont tout perdu et qu’ils cherchent un moyen de s’en sortir, ils viennent nous voir et ils nous disent qu’il faut faire quelque chose. Des fois ils ne se rappellent même plus ce qu’ils avaient, et nous on le leur rend. »
Dans une soirée à Cuffe Parade, je discute avec une femme qui a maille à partir avec le propriétaire de son appartement. C’est une privilégiée, une femme cultivée qui voyage beaucoup à l’étranger. Le consultant qu’elle a engagé dans l’espoir de récupérer les sommes importantes que lui doit son propriétaire lui a récemment déclaré : « On va enlever sa fille. » Elle en est toute retournée. Cette solution expéditive lui pose un cas de conscience : « Même si j’avais le dos au mur, je ne suis pas sûre que je pourrais m’y résoudre. »
Pour survivre il faut enfreindre la loi. Je la bafoue plus souvent qu’à mon tour, sans même y penser, moi qui trouve dégoûtant de graisser les pattes, d’acheter un billet de cinéma au marché noir. Étant donné cependant que la voie légale s’apparente ici à un parcours d’obstacles grotesque – qu’il s’agisse d’obtenir un permis de conduire ou un billet de cinéma –, je coupe au plus court. Or, à partir du moment où la population d’un pays choisit collectivement de couper au plus court, un système frauduleux se met en place, avec ses règles que tout le monde connaît plus ou moins,
Weitere Kostenlose Bücher