Borgia
l’envahir. Mais elle ne voulut pas donner à son ennemie le spectacle d’une faiblesse ; elle se raidit dans un suprême effort et, la tête droite, la lèvre dédaigneuse, elle prononça :
– Lucrèce Borgia est ici !… Qui va-t-on assassiner ?…
– Rassurez-vous, madame ! grinça Lucrèce.
– Je n’ai pas peur de la mort.
– Je ne veux pas vous tuer…
– Que me voulez-vous donc ?
– Je veux simplement vous arracher à Ragastens.
– La raison ?
Lucrèce aiguisa son sourire.
– Raison toute féminine, madame. Vous aimez le chevalier… Eh bien, moi aussi, je l’aime !…
Ces quelques paroles s’étaient échangées, rapides comme un cliquetis d’épées. Aux derniers mots de Lucrèce, il y eut une minute de silence.
Primevère, atteinte au cœur, reprenait des forces pour ce duel effroyable.
– Prenez garde, Lucrèce Borgia ! dit-elle enfin. Le chevalier de Ragastens ne pardonne jamais une injure. Et votre amour sera pour lui la plus sanglante des insultes…
Lucrèce devint livide. Et elle qui avait d’abord résolu de torturer le cœur de Béatrix, se sentit marquée comme d’un fer rouge. Elle perdit sa présence d’esprit.
– Oui, je sais ! Ragastens dédaignera mes avances… Mais, peu m’importe, après tout ! Ce que j’ai voulu, je l’exécute. Je vous sépare. Je vous arrache l’un à l’autre. Jamais plus vous ne vous verrez.
Elle s’arrêta une seconde, haletante, sous le sourire écrasant de Primevère. Et elle marcha sur elle, comme si elle eût voulu la lacérer sur place de ses griffes.
– Jamais, entends-tu !… Toi, d’abord, tu mourras… Et quand tu seras morte, j’irai le trouver, lui ! Et je lui dirai qu’avant de te tuer, je t’ai prostituée !… Car, sache-le bien, il y a quelqu’un qui te veut, qui désire ton corps, qui te souillera de ses baisers… Et ce quelqu’un, tu le hais, tu le tiens en horreur, c’est mon frère, c’est César !
– Vous ne m’emporterez pas, s’écria Primevère, la tête perdue, car vous allez mourir, misérable !
En même temps, elle sortit de son sein un court poignard acéré qui ne la quittait jamais. Mais Lucrèce avait bondi en arrière… Et avant que Primevère eût pu s’élancer sur elle, un coup de sifflet strident avait déchiré l’air, la porte s’était ouverte violemment et quatre hommes s’étaient rués sur la jeune princesse.
– Emmenez-la ! ordonna Lucrèce d’une voix rauque.
Primevère se sentit rudement saisie par les mains horribles, les mains violentes et brutales des quatre hommes et, une minute plus tard, elle se trouva dans une voiture aux portières fermées de volets pleins.
Lucrèce, abandonnant ses vêtements de paysanne, avait revêtu un costume de cavalier. Alors elle s’élança dans la cour, sauta sur un cheval que l’un de ses hommes tenait en bride et rejoignit la voiture qui s’était déjà mise en route au galop.
Toute la nuit, ce fut une marche vertigineuse, sur les pentes abruptes des montagnes. Au point du jour, la voiture était bien loin des terres du comté, du camp des alliés et elle prit, en plaine, une route qui allait droit à la mer.
Cela dura trois jours. Pendant ces trois jours et autant de nuits, elle n’eut aucune communication avec sa prisonnière. Seulement, tous les matins et tous les soirs, un des hommes entrouvrait l’une des portières, glissait à l’intérieur un panier de provisions, puis refermait à clef précipitamment.
Primevère, après les premières minutes d’épouvante, avait repris tout son sang-froid. Son premier geste fut pour constater que son petit poignard ne l’avait pas quittée. Rassurée sur ce point, elle calcula froidement les chances qu’elle pouvait avoir d’échapper à l’effroyable honte dont Lucrèce l’avait menacée. Et un sourire intrépide arqua ses lèvres fières.
Au bout du troisième jour, en pleine nuit, la voiture s’arrêta. Elle était arrivée sur le bord de la Méditerranée. À quelques encablures du rivage, à l’abri des vents, au milieu d’une petite anse, une goélette attendait à l’ancre.
Lucrèce alluma une lanterne, monta sur le siège de la voiture et fit un signal. Au bout d’un instant, une lumière répondit de la goélette par un signal semblable. Alors Lucrèce écrivit au crayon deux billets courts. Elle tendit le premier à l’un des cavaliers en lui disant :
– À Tivoli !…
Et le deuxième à un autre
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