Borgia
que la mort du pape doit me servir un jour…
– Que me voulez-vous donc ?
– Que vous attendiez.
– Et si je ne veux ou si je ne puis attendre ?
– Alors, je crie, je réveille tout le monde, vous êtes prise et on vous exécute ; vous mourez avec l’horrible désespoir de n’avoir pu accomplir votre vengeance !
Rosa Vanozzo examina attentivement l’abbé.
– Vous êtes jeune, dit-elle ; vous êtes à l’âge où l’on aime, où l’on hait avec force, où le sentiment domine la raison… Quelle est donc la passion qui vous pousse ?…
– L’ambition ! répondit Angelo en saisissant le bras de la vieille femme.
– Oui, je comprends ! fit Rosa en hochant la tête. Vous avez vécu dans l’atmosphère empoisonnée des Borgia et le poison vous a pénétré jusqu’à l’âme.
– Êtes-vous résolue à attendre ?
– J’ai patienté des années, je puis patienter des jours. Mais quand le moment sera-t-il venu ?…
– Je vous préviendrai !
– Soit ! dit-elle enfin. J’attendrai. Vous savez où me trouver…
À la suite de cette rencontre, l’abbé eut avec elle plusieurs entretiens dans la caverne du gouffre. Le jour où le vieux Borgia partit précipitamment, il alla la trouver :
– Le pape n’est plus à Tivoli, dit-il.
– Je le sais, fit tranquillement Rosa Vanozzo.
– Le pape se réfugie à Caprera auprès de sa fille Lucrèce. L’armée de César vient d’essuyer une défaite… il y a des séditions à Rome et un peu partout.
– C’est le châtiment qui vient !… Le hasard m’a empêchée de le tuer l’autre nuit. Béni soit ce hasard, puisque Rodrigue peut assister à l’écroulement de sa puissance ! Mais maintenant, jeune homme, hâtez-vous…
LVII – LE PÈRE ET LA FILLE
Une heure après le départ de César, l’abbé Angelo se rendit à la caverne du gouffre de l’Anio. À son attitude plus nerveuse, la vieille Rosa devina la vérité :
– L’heure est venue ? dit-elle froidement.
– Oui… je pars…
– Vous voulez dire que nous partons ?
Angelo garda une minute le silence. Un pli barrait son front. Rosa l’examinait avec une attention soutenue.
– Eh bien ? fit-elle.
– Écoutez, dit enfin l’abbé. L’heure est venue, c’est vrai. Avant huit jours, le pape sera mort, je vous le jure… Que viendrez-vous faire à Caprera ?… Votre vengeance sera accomplie… Remettez-moi cette eau terrible que vous savez préparer… Et je pars !…
La Maga haussa les épaules.
– Vous êtes un enfant, dit-elle. Et vous ne savez pas ce que c’est que la vengeance. Je ne veux pas que le pape meure : je veux le tuer. Je l’ai sauvé un jour qu’il était gravement malade. Je lui ai donné les moyens de frapper les ennemis qui voulaient sa mort. J’ai fait tout cela, enfant, pour me le conserver. Je veux être là… Vous pensez que j’aurai attendu toute une vie l’instant propice pour que, stupidement, je vous abandonne ma vengeance ?…
Elle éclata d’un rire sinistre.
– C’est moi, entendez-vous, qui lui verserai le poison…
– Vous m’épouvantez ! balbutia enfin l’abbé. Je ferai ce que vous voudrez…
– Vous m’obéirez jusqu’au bout ?…
– J’obéirai…
– Venez donc… partons !…
Deux heures plus tard, une voiture fermée quittait Tivoli et prenait la direction d’Ostie, petit port de mer situé non loin de Rome, à l’embouchure du Tibre.
À Caprera {7} , la nouvelle du désastre du défilé d’Enfer avait porté à Alexandre VI un coup d’autant plus terrible qu’il était inattendu.
Aussi lorsqu’il reçut l’envoyé de Lucrèce lui annonçant qu’elle se rendait à Caprera, sa décision fut prise. Dès le lendemain, il se mettait en route, presque secrètement. Quatre jours plus tard, il débarquait à Caprera.
Lucrèce le reçut avec toutes les démonstrations de la joie filiale la plus vive. Mais l’arrivée soudaine de son père lui causait une vague inquiétude en même temps qu’une sourde irritation. Il paraissait soupçonneux, et dès son arrivée, malgré la fatigue, il voulut visiter le château de Lucrèce.
Il était situé sur le bord de la mer, sur la côte qui regarde l’Italie. De ce côté-là, le château était inaccessible. La côte se hérissait de rochers à pic.
Du côté de la terre, un large fossé plein d’eau établissait une autre rivière non moins infranchissable. Le vieux Borgia parut vivement
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