Borgia
terreur, adresser de balbutiantes paroles au fantôme de la comtesse Alma. Puis, lorsque Primevère eut disparu et que le pape se fut évanoui, elle s’était élancée vers lui en appelant au secours. Maintenant, elle s’efforçait, en apparence, de calmer son père.
– Mais enfin, s’écria-t-elle, qu’avez-vous vu, mon père ?… Est-il possible que vous vous abandonniez à des terreurs puériles ?
– Oui… tu as raison, ma fille… répondit le vieux Borgia qui peu à peu se remettait ; ces terreurs sont indignes de moi… Mais, dis-moi, ma bonne Lucrèce, ne crois-tu pas que les morts puissent se lever de leurs tombes ?… Parle-moi, Lucrèce !… Ne me laisse point dans cet épouvantable silence !… oh !… ces flambeaux, allume-les… là !… dans ce coin… ces masses d’ombres qui se meuvent… vois-tu !…
Le vieillard s’exaltait. Tranquillement, Lucrèce alluma les flambeaux.
Jusque fort tard dans la nuit, Lucrèce veilla sur son père. Enfin le vieillard s’endormit d’un sommeil agité. Sa fille le contempla pendant quelques minutes avec un étrange sourire.
Peu à peu, le sourire disparut de ses lèvres. Lentement, elle recula, les yeux fixés sur son père endormi. Et si le vieux Borgia s’était réveillé à ce moment, ce regard qui pesait sur lui l’eût épouvanté plus encore que les fantômes créés par le délire de la peur !…
Lucrèce, en sortant des appartements de son père, descendit aux jardins où le pape avait eu cette vision qui l’avait tant frappé. Le silence le plus profond régnait maintenant dans le château. Tout était éteint.
Seule une fenêtre demeurait faiblement éclairée : c’était celle de la chambre de Primevère qui, toujours sur ses gardes, laissait brûler un flambeau jusqu’au jour. Lucrèce leva la tête vers cette fenêtre.
– Oui ! murmura-t-elle avec haine. Tu te méfies… mais toutes tes précautions ne serviront à rien !…
Quand elle rentra dans son appartement, environ une heure après, le valet qui veillait constamment à l’antichambre lui dit :
– Un homme venu d’Italie attend la signora.
– Depuis quand est-il arrivé ? demanda-t-elle.
– Depuis une demi-heure environ.
– Et il vient d’Italie ?
– De la part de monseigneur César.
Lucrèce eut une exclamation de joie et fit un signe. Quelques instants plus tard, l’homme venu d’Italie était devant elle.
– L’abbé Angelo ! s’exclama-t-elle.
L’abbé s’inclina avec toute la grâce qu’il affectait et selon les dernières modes en usage pour la révérence.
– Quand avez-vous abordé, mon cher abbé ?
– Il y a moins d’une heure, signora. J’ai fait diligence par la route.
En même temps, Angelo tirait de son manteau une lettre qu’il présentait à Lucrèce :
– Monseigneur le duc de Valentinois, dit-il, m’a chargé de vous apporter ce parchemin qu’il n’a voulu confier qu’à une personne sûre.
Lucrèce parcourut la lettre. Elle jeta sur l’abbé un long et pensif regard. Puis elle s’assit, et longuement, mot par mot, relut la lettre. Lorsqu’elle crut enfin en avoir pénétré le sens, elle examina en dessous le jeune abbé.
« Comment César a-t-il pu se confier à cet écervelé ? » pensa-t-elle.
Et, tout haut :
– Vous connaissez évidemment le contenu de cette missive ?
– Oui, madame : le contenu… et le sens.
La voix de l’abbé s’était soudain modifiée et était devenue dure et ferme. Lucrèce le regarda avec étonnement. Déjà l’abbé Angelo continuait :
– Au cas où le contenu de cette lettre ne vous conviendrait pas, madame, je repartirais dès demain pour en aviser Monseigneur. Mais si, comme nous avons tout lieu de le penser, vous êtes d’accord avec nous pour les soins à donner à Sa Sainteté, il serait urgent de prendre les dispositions nécessaires… Car j’ai hâte de retourner en Italie pour placer sur ma tête la mitre que votre illustre frère a bien voulu me faire espérer…
Ces paroles de l’abbé contenaient toute une explication que Lucrèce comprit. Elle répondit gravement :
– Mon cher Angelo, je ne vous connaissais pas… Nous aurons à causer… plus tard… Vous valez certainement mieux qu’une mitre !…
– C’est mon avis, madame, dit froidement Angelo.
– En attendant, réglons donc l’affaire spéciale qui vous amène à Caprera. Prenez ce siège… là, près de moi.
L’entretien de Lucrèce
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