Borgia
choses l’une : ou on nous conduit à Lucrèce, et alors, le reste me regarde. Ou on ne veut pas nous conduire à elle et alors, écoute bien : tu tombes sur ceux qui nous entourent ; tu les maintiens ; tu te fais tuer sur place ; cinq minutes me suffiront ; cinq minutes, Spadacape, tu entends bien !…
– Monsieur, s’il ne faut que me faire tuer, vous pouvez compter que vous réussirez. On ne meurt qu’une fois !… Je suis donc votre homme pour ce soir.
Et, en lui-même, l’ancien bandit se dit :
« C’est fini ! Nous sommes perdus tous les deux. »
Cette deuxième journée fut aussi lugubre que la première. Ragastens la passa sur son lit, la tête au mur, se demandant parfois s’il ne valait pas mieux en finir tout de suite. Le soir venu, Ragastens ne parla plus de son projet : il s’était accordé un jour encore pour trouver un plan plus praticable.
Le lendemain, comme Ragastens avait fini par s’endormir d’un sommeil fiévreux, il fut soudain réveillé par un bruit de voix. Il reconnut aussitôt l’une des deux voix : c’était celle de la Maga. Il écouta un instant et ne tarda pas à reconnaître l’autre voix : c’était celle de Giacomo.
– Tu vas rentrer au château, disait la Maga ; tu t’arrangeras pour que je puisse y entrer moi-même.
– Vous avez bien réfléchi, signora ?
– Pas un mot, Giacomo !… Ce qui doit s’accomplir s’accomplira. Tu dis que César va s’embarquer ?
– Demain matin… Il sera ici demain dans la soirée ou vers le milieu de la nuit.
Ragastens sauta à bas de son lit. L’instant d’après, hagard, terrible à voir, il entrait dans la chambre de la Maga et saisissait Giacomo par le bras :
– Que dites-vous ? César Borgia vient ici ?
– Monsieur de Ragastens !… s’écria Giacomo.
– César vient ici ! dit la Maga. Giacomo a vu le patron de la goélette qui doit l’amener.
Ragastens se laissa tomber sur un escabeau. Il était à bout de forces. Soudain, il se leva.
– Où allez-vous ? demanda la Maga.
– Au château ! répondit Ragastens. Et je tue tout ce qui vient devant moi, jusqu’à ce que je sois tué !…
– Attendez ! s’écria-t-elle. Laisse-moi, Giacomo. Laissez-moi aussi, chevalier… Dans une heure, venez me retrouver. Dans une heure, je vous dirai si vous devez aller au château vous faire tuer…
Ragastens et Giacomo sortirent. Cette heure, le chevalier la passa debout devant la porte de la Maga.
La Maga, une fois seule, avait quitté l’escabeau de bois où elle était assise, et s’était accroupie à terre, le menton sur les genoux, dans cette attitude que des années d’habitude avaient fini par lui imposer.
– Il a sauvé Rosita, mais est-ce une raison suffisante ?…
Lorsque, d’une voix brisée, elle appela Ragastens, celui-ci fut épouvanté de la pâleur qui couvrait le visage de Rosa. Elle lui apparut, semblable à un spectre.
– Demeurez en paix, dit-elle ; je vais, pour vous, tenter l’impossible. Si quelque chose au monde peut sauver Béatrix, c’est la démarche que je vais faire ce soir… Ne m’interrogez pas…
Le soir, Rosa se mit en route pour le château. Elle projetait d’y entrer, grâce à l’abbé Angelo qui la mettrait en présence de Rodrigue. Le hasard l’avait bien servie et l’entrevue qu’elle voulait avoir s’était passée sur la grève.
Elle prit aussitôt le chemin de la cabane. Deux cents pas plus loin, elle trouva Giacomo qui l’attendait là.
– Tu vas rentrer au château, lui dit-elle. Tu t’arrangeras pour faire savoir à Rodrigue que son fils va arriver à Caprera.
– Il le saura dans une heure, signora. Est-ce tout ?…
– C’est tout pour le moment. Tous les soirs, tiens-moi au courant de ce qui se passe dans le château…
LXVIII – DISCUSSION DE FAMILLE
Le vieux Borgia entra dans son appartement suivi de Lucrèce. Quant à l’abbé Angelo, il se glissa dans une pièce voisine, résolu à ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire.
Le pape jeta sur sa fille un regard sournois et, sans préparation, il dit d’une voix indifférente :
– Tu ne m’avais pas dit que la fille du comte Alma est ta prisonnière ?
Lucrèce s’était depuis longtemps habituée à prendre un masque d’impassibilité absolue toutes les fois qu’elle se trouvait devant son père. Elle se contenta de répondre :
– Je ne vous ai pas parlé de cette fille, mon père, parce que vous avez assez de
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