Borgia
dans des fleuves de sang, ce qui, bien certainement, lui vaudra l’affection de la jeune et candide Béatrix…
Sous les coups d’épingle de Lucrèce, César pâlit de fureur.
– Qu’elle m’aime ou non, gronda-t-il, elle sera à moi !
– Vous, mon père, reprit Lucrèce, vous vous en allez dans ce lieu de délices, Tivoli… Vous allez pouvoir, tout à votre aise, admirer les splendides panoramas champêtres qui se dérouleront sous vos yeux ; et votre admiration sera d’autant plus vive que quelqu’un vous aidera à comprendre la belle nature. Je veux dire la chaste Fornarina qui vous attend là-bas et soupire sans doute après les leçons que vous voulez lui donner…
À son tour, le pape eut un frisson au nom de la Fornarina, comme César avait tressailli au nom de Primevère. Lucrèce continua :
– Seule ici, je vais m’ennuyer prodigieusement.
– Tu joueras à mystifier ton cher époux, dit César.
– Le duc de Bisaglia ! Pauvre hère !… Est-ce qu’il vaut seulement la peine que je m’occupe de sa nullité ?…
– Tu te créeras des distractions.
Lucrèce haussa les épaules.
– À propos de distractions, reprit le pape, nos Romains vont en avoir une dont ils ne se plaindront pas, j’imagine…
– Oui, l’exécution de M. de Ragastens ? dit César.
Et ce fut autour de Lucrèce de se sentir frissonner soudain à ce nom.
– Quand lui tranche-t-on la tête ? demanda-t-elle froidement.
– Après-demain, au lever du soleil, ma sœur. Tu viendras voir ?
– Sans aucun doute.
– Ce brave chevalier !… Moi, ce qui m’amusera le plus, ce sera de le voir dans la fosse aux lions.
César désignait ainsi la cellule aux reptiles. Il poursuivit :
– Demain matin, on l’y descendra, et je veux être là pour prodiguer à ce digne ami les plus chaudes consolations. Par tous les diables ! Je veillerai moi-même à ce qu’il soit dans son trou en bonne et nombreuse compagnie… J’ai expédié, aujourd’hui une douzaine de chasseurs qui ont dû battre la campagne ; j’aurai une superbe collection de couleuvres, de crapauds, de vipères… Il me semble que je le vois déjà…
César riait en grinçant des dents. Il était épouvantable à voir. Brusquement, il s’accouda sur son genou, le front subitement barré d’un pli.
– Il aime Primevère ! pensa-t-il. Et qui sait si elle ne l’aime pas ! Oh ! Je veux, si cela est… inventer quelque supplice inconnu… Ah ! Nous allons voir… misérable !
Il écumait silencieusement et se rongeait le poing. Il eût effrayé jusqu’à Lucrèce, jusqu’au pape, s’ils l’eussent regardé. Mais ils ne le voyaient pas…
Le vieux Borgia était à Tivoli… Il errait sous les ombrages de sa villa, emportant dans ses bras la vierge qu’il destinait aux étreintes de sa vieillesse. Et Lucrèce, immobile, le regard vague, songeait :
« Oh ! Cette volupté inédite ! Descendre dans l’enfer du prisonnier à l’heure où son âme agonise sous la terreur de la mort toute proche !… Me donner à lui, parmi ses chaînes… Éprouver son amour décuplé par l’horreur… Me meurtrir à ses baisers et à ses chaînes… Faire que le cri d’épouvante qu’il poussera quand on le descendra aux bêtes se confonde avec le cri de passion que lui arrachera mon baiser… cette volupté… oui, il me la faut !… »
Tous trois haletants, chacun oubliant la présence des deux autres, subissaient la morsure des délices inventées.
Une heure silencieuse s’écoula ainsi.
Lorsqu’ils revinrent à eux, ils se regardèrent et se virent pâles sans s’en étonner.
– Adieu, mes enfants, je vais me reposer, dit le pape.
– Moi, je vais méditer mon plan de campagne, dit César.
– Et moi, je vais rêver à trouver enfin une distraction inédite, acheva Lucrèce.
Quelques minutes plus tard, Lucrèce était dans sa chambre, au Palais-Riant. Elle prit son bain, se fit masser et parfumer. Puis, s’étant mise au lit, commanda qu’on la laissât seule.
La tête enfouie dans les dentelles de l’oreiller qu’elle mordillait et lacérait du bout des dents, par plaisir, elle établit alors sa résolution et convint avec elle-même comment elle s’y prendrait pour l’exécuter.
Elle voulait revoir Ragastens. Elle était résolue à aller le retrouver dans sa cellule, et cela à l’heure même où l’infortuné serait sur le point d’être descendu dans la cellule aux reptiles, sinistre
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