Brautigan, Un Rêveur à Babylone
j’en suis resté
pantois. Qu’il ait détruit ces pages m’était bien égal – je m’apprêtais
d’ailleurs à le faire moi-même –, mais cette bouffée de paranoïa m’a
littéralement stupéfié.
Le soir même, à la maison, il s’est comporté comme si la
scène n’avait jamais eu lieu. Il a commencé à discuter de choses et d’autres.
J’ai fait une plaisanterie au sujet de ses missions
« recherche/destruction » ciblées sur les belles
écritures – la sienne était épouvantable –, et il est resté
perplexe. J’ai compris qu’au cours de l’après-midi il avait traversé un passage
à vide.
Les épreuves et la jaquette de Retombées de sombrero sont arrivées par la poste. L’ennui de Richard s’est dissipé. Apparemment,
c’est à lui que revenait le dernier mot pour ce qui était de la jaquette, et je
fus recruté pour collaborer à sa rédaction.
Deux longues soirées s’écoulèrent à écouter Richard
s’obstinant à rédiger et rerédiger la description du roman. Il cherchait un ton
particulier qui évitât le jargon hippie des années 60. Ce projet fut baptisé
« déloufoquisation » de sa réputation littéraire.
Ce qui en disait long à la fois sur sa détermination et sa
naïveté. Les jaquettes, on le sait, n’ont jamais convaincu les journalistes, et
la plupart des critiques n’en tiennent pas compte. Dans l’esprit de Richard, le
climat critique était entre ses mains. Il dédaigna le texte que l’éditeur Simon
et Schuster lui avait fait parvenir.
Il commettait là une héroïque erreur de jugement : car
le roman était un candidat bien improbable à sauver sa réputation auprès de la
critique.
L’intrigue de Retombées de sombrero était mince, elle
était en quelque sorte non réaliste, mais d’une façon peu accrocheuse, sans
personnage particulièrement attendrissant. Le roman lui-même constituait une
expérience intéressante, panachant une violence de bande dessinée et un
décompte minuté de la rupture d’un couple, utilisant pour cela la technique de
l’écran coupé en deux. Il me sembla qu’avec cette forme d’humour un peu forcé
il n’avait que bien peu de chances de séduire ses fans de la première heure.
J’y décelais toutefois un détail fascinant : dans Retombées
de sombrero, le héros, un « humoriste », déchire le faux départ
d’une histoire, à la suite de quoi les bouts de papier continuent d’avoir leur
propre vie, s’insinuent dans la réalité, fomentent une révolte. Sur un plan
artistique, Richard reconnaissait qu’il ne pouvait plus maîtriser l’accueil
réservé à sa littérature, ce que sur un plan plus personnel il n’admettait pas.
Au cours de notre travail sur la jaquette, il m’a apporté
quelques éclaircissements sur la démarche suivie dans ses récents romans, le recours
aux sous-titres, et le mélange des genres. Le Monstre des Hawkline fut
baptisé « western gothique », Willard et ses trophées de
bowling : « un mystère et quelques perversions », et Retombées de sombrero, « roman japonais ». Sa croyance dans les
noms trahissait une volonté d’influencer la critique, comme si l’on pouvait
modifier un objet en y accolant une étiquette.
La réduction de la durée d’action de ses histoires
représentait l’un de ses « trucs ».
Willard était censé se dérouler en vingt-quatre heures, Retombées en une heure. Il prévoyait que son prochain roman s’étendrait
sur une minute. Son espoir secret était le suivant : que cet effort soit
accueilli comme un tour de force, et qu’on le considère du coup comme un
virtuose.
A cette période, il abordait par le biais de l’écriture des
sujets plus graves : la violence, la haine irréfléchie, la rancœur et la
perte de l’innocence, les maladies sexuelles modernes. Thèmes qu’il abordait
avec le style qu’on lui connaissait : ironie, métaphores surprenantes,
juxtapositions d’images. Mais ces genres exigeaient soit une épaisseur
psychologique des personnages, soit une audacieuse intrigue dramatique, ce à
quoi, compte tenu de son style, il n’eut pas recours.
Aux yeux de certains écrivains, ces romans constitueraient
des expériences de grande valeur, comme le rappela Ishmael Reed après la mort
de Brautigan. D’un point de vue plus personnel, on peut considérer qu’ils
reflétaient son état d’esprit en cette période difficile.
Marc Chénetier écrit :
« Ses phrases aspirent à
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