Brautigan, Un Rêveur à Babylone
était allé jusqu’à envoyer un
assistant dans le Montana pour entamer des pourparlers, mais que Richard a
refusé de lui adresser la parole.
Il avait passé des heures à me rabâcher comment il allait
s’y prendre pour empocher un million de dollars dès l’année suivante,
essentiellement grâce à une transaction avec l’industrie cinématographique. Je
craignis dès lors que l’échec du projet ne fît que lui rendre la situation plus
insupportable.
L’accumulation de ces mauvaises nouvelles ne simplifiait pas
les modalités d’une rencontre entre nous.
Mais, à l’automne, son agent Helen Brann, qui se trouvait
également être mon agent, grâce aux recommandations de Richard, était descendue
en ville et m’avait invité dans sa suite de l’hôtel Stanford Court de San Francisco
pour y rencontrer ses autres clients de la côte Ouest.
Lani et moi sommes entrés. Richard était déjà arrivé. Je ne
m’y attendais pas. Au téléphone, il m’avait pourtant annoncé qu’il devait la
rencontrer le jour précédent et qu’il ne comptait pas faire de vieux os dans le
secteur. Il ne me parut pas être en meilleure forme que dans le Montana :
ivre, morose, et tourmenté. Quand il buvait trop, son visage devenait livide,
plus pâle encore qu’il ne l’était habituellement. Ce soir-là, on aurait dit un cadavre.
D’autres écrivains étaient présents, et, après les
présentations, Lani et moi nous sommes installés pour discuter avec eux et nous
informer de leurs œuvres respectives. L’un d’entre eux était le journaliste
John Grissam, qui rassemblait du matériel pour un livre sur la jalousie, en
collaboration avec le docteur Eugène Schœnfeld, qui rédigeait Fr Hip, la
chronique « underground » spécialisée dans les conseils en matière
médicale. Le livre serait présenté sous forme d’un recueil d’interviews, et
Grissam nous a donc demandé de nous exprimer librement sur nos expériences en
matière de jalousie.
Tout au long de la discussion, Richard a papillonné en marge
du groupe, disparaissant de temps en temps dans l’autre pièce pour téléphoner.
Il était apparemment attendu ailleurs, mais n’arrivait pas à joindre son
interlocuteur.
Au fur et à mesure que la soirée avançait, il ne faisait pas
de doute que Grissam était un admirateur de Brautigan. Ses propos trahissaient
une fascination certaine pour la liberté dont, croyait-il, un écrivain riche et
célèbre devait jouir. A ce sujet, il a fait part de plusieurs de ses réflexions
à Richard. Qui, sur son ton monocorde, les a détournées de l’une de ses
répliques habituelles.
Mais Grissam s’est montré si pressant que Richard a fini par
s’asseoir sur le tapis, à côté de lui, et il a commencé à discourir sur les
effets de la gloire sur un écrivain. Il ne s’agissait pas vraiment d’une
discussion, car, quoi que Grissam pût dire, Richard insistait sur ce seul
point : la gloire n’est rien en soi, seul compte le travail. Si votre
travail continue d’être bon, alors la gloire agit comme un stimulant, mais un
stimulant qui, en principe, peut s’avérer positif ou négatif. Cela n’entrait
pas en ligne de compte pour ce qui était de l’authentique travail d’écriture.
Grissam a persisté à prétendre que la gloire était un
bienfait pour l’écrivain. Ce qui a eu pour effet de rapidement exaspérer
Richard.
Il avait déjà bu trop de whisky. J’ai vu qu’il était sur le
point d’exploser. C’est au moment où la conversation en est venue à la question
de l’argent que la notoriété peut apporter que Richard a éclaté. Il s’est
dressé comme un enragé, a déchiré plusieurs billets de vingt dollars et les a
fait tomber en pluie sur Grissam. « Ce n’est pas ça, la réalité. Vous
croyez que c’est ça la réalité ? Cela n’est rien. »
Puis, furieux, il s’est agenouillé sur le tapis et a attrapé
une des jambes de Grissam. Il l’a saisie au mollet et a martelé le pied au sol.
« Cette jambe-là, elle est plus réelle que tout le reste. »
Il a quitté la pièce en trombe. Tout le monde en est resté
stupéfait. Les conversations ont finalement repris. Chacun a recouvré son
sang-froid, y compris Grissam. Richard est réapparu, un autre verre de whisky à
la main. Il est resté debout dans le hall d’entrée.
Grissam s’est assuré que la crise de Richard était bien
terminée. Il s’est mis alors calmement à expliquer pourquoi il avait
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