Brautigan, Un Rêveur à Babylone
desquelles il a
ressemblé au Richard que je connaissais.
Plusieurs mois plus tard, je l’ai rencontré à son retour de
Tokyo. Il avait le nez cassé. Il s’était moqué de quelqu’un,
m’expliqua-t-il – il employa lui-même l’expression « le traîner
vicieusement dans la boue » –, quand un individu assis à ses côtés,
et qu’il ne connaissait pas, s’était retourné pour lui infliger une bonne
correction. Cette punition, aussi grossière que méritée, lui a remis les pieds
sur terre, pour un temps.
Cette fois-ci, il m’a assailli de questions et a semblé
vraiment s’intéresser à mes réponses, se comportant comme si tout cela lui
tenait vraiment à cœur.
Valérie Estes a profité de ce répit pour lui faire la morale
au sujet de son extrême égocentrisme. A la suite de quoi, pendant une certaine
période, Richard a pris soin de se montrer attentif envers les autres. Il a
fait preuve de prévenance et de gentillesse, comme dans sa jeunesse.
Il épousa la Japonaise Akiko, ce qui lui fit le plus grand
bien, au début du moins. La plupart des histoires personnelles de Tokyo-Montana Express, quoique souvent rédigées sous forme de monologues,
remontent à cette époque où il était avec elle. Il s’est senti délesté du
fardeau de sa vie de tous les jours, il est redevenu sympathique et
décontracté. Une fois encore, sa compagnie a été agréable.
Bien entendu, je lui souhaitais le plus grand bonheur, mais
sa misogynie romantique semblait devoir compromettre toute relation durable. Ce
qu’il adorait par-dessus tout, c’était être amoureux, mais il redoutait ensuite
le moment ou l’idylle s’achèverait. En outre, il lui était difficile de
s’imposer des limites, et à ce titre, aucun de ses amis n’osait trop croire en
cette union.
Ainsi qu’une de mes amies me le dit avec malice :
« Attends un peu que son épouse apprenne
l’anglais. »
Le mariage tourna court. Richard sombra dans l’alcool et la
dépression. Son isolement se renforça. Ses coups de fil nocturnes se
multiplièrent. Il revenait à l’infini sur les détails du divorce, comme si sa
mémoire avait des ratés. Abreuvés de calvados, ses monologues sont devenus
insupportables.
C’est à cette période que Richard me confia :
« J’ai l’impression que la seule chose que je sache faire, c’est écrire.
Et si c’est effectivement le cas, eh bien, je ne vais plus me consacrer qu’à cela. »
Ce qu’il envisageait était le renoncement à toute autre
forme de relation humaine.
C’est exactement ce qu’il fit. Et cela contribua à venir à
bout de son esprit. Je doute que l’écriture, exclusivement, puisse permettre à
quelqu’un de s’en sortir. Dans son entêtement, Richard crut que cela était
possible.
Mon dernier tête-à-tête avec Richard eut lieu après la
publication de Tokyo-Montana Express. Il était décidé à promouvoir à
fond le livre, pour gagner l’argent que son divorce allait lui coûter.
Au retour de sa première tournée de lectures dans les campus
de la côte Ouest, il était consterné d’avoir pu constater à quel point son
public avait diminué. Il se rendit compte que la jeune génération l’ignorait.
« Ils ne lisent pas », fut son commentaire, qu’il
fallait traduire par « ils ne me lisent plus ».
Je souhaitais que son activité d’écrivain, et en particulier
son travail de promotion, puisse lui changer les idées et apaiser sa douleur.
Il semblait tellement décidé à voler à la rescousse de sa notoriété qu’un
retour sur le devant de la scène me semblait envisageable. Peut-être même cela
pourrait-il lui servir de cure. Il commençait à comprendre combien il était
accro à sa gloire – pas simplement à l’argent, mais aussi à l’ivresse
que procure l’adulation. Peut-être ce cycle de lectures l’amènerait-il à
reconsidérer sa situation d’un œil plus réaliste.
Tokyo-Montana Express recevait de bonnes critiques.
Un club du livre en avait même fait l’acquisition. Autant d’éléments qui, je le
sentais, allaient lui remettre le pied à l’étrier.
Quelques mois après la soirée donnée en l’honneur de la
sortie de Tokyo-Montana Express , Richard est revenu satisfait d’une
tournée sur la côte Est. Nous étions chez Enrico. Il s’est tourné vers
moi :
« Tu sais, il y a deux personnes avec qui jamais je ne
me disputerai, c’est toi et Tom McGuane. »
Quand un ami vous fait ce type d’aveu,
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