Brautigan, Un Rêveur à Babylone
c’est qu’il en a
envisagé l’éventualité. J’ai compris alors ce qu’il était en train de me dire
en réalité. Richard avait eu des comportements si contradictoires que je
compris que ce n’était plus qu’une question de temps.
Déconcerté et peiné, je me suis levé et j’ai quitté le
restaurant. J’ai appris quelques mois plus tard que Tom et lui s’étaient
brouillés et qu’ils ne s’adressaient plus la parole.
Dans son dernier roman publié, Mémoires sauvés du vent, Brautigan
revenait une fois de plus à son enfance. J’y vis une cause possible de la scène
de la 22 long rifle du Montana. Sous une forme narrative étonnamment éclatée,
un garçon raconte comment, au cours d’une séance de tir, il tua d’une balle
l’un de ses camarades. Ce traumatisme adolescent – vrai ou fantasmé,
personne dans son entourage n’était fixé sur ce point – l’avait-il
hanté tout au long de sa vie ?
Après sa mort, j’en ai parlé à Ianthe. Elle n’avait pas eu
vent d’un tel accident.
C’est en évoquant cela avec Michael Sowl, un vieil ami de
Monterey, que nous nous sommes souvenus de cette soirée avec Price Dunn au
cours de laquelle Brautigan raconta cette histoire où il était question de
pommes dégommées, de 22 long rifle, de fenêtre de grenier et de quelqu’un
touché par une balle à des kilomètres de là. Cette personne était-elle morte ou
blessée ? Aucun de nous deux n’a réussi à s’en souvenir. Pas plus que nous
n’avons pu nous souvenir si Brautigan avait été ou non un des protagonistes de
l’histoire.
A la lecture du roman, un autre indice me fit dire que
jamais auparavant il ne s’était trouvé en aussi mauvaise forme. Pour la
première fois, j’ai cru dénicher quelques phrases maladroites ou mal écrites.
S’il avait jadis toujours fait preuve de concision et de clarté, cette fois-ci,
malgré une intrigue intéressante, le rythme ne collait pas, ce qui jusqu’alors
ne lui était jamais arrivé. Lui qui avait toujours su donner un relief
particulier aux blagues les plus plates ! Là, au niveau de sa littérature,
Stock, un des copains du Montana, a évoqué ses « phrases de soixante
mots » dans le roman. Ce phrasé méticuleux qui, dans l’esprit de Richard,
allait impressionner la critique. Et, une fois pour toutes, faire oublier le
dédain qu’elle manifestait à rencontre de ses phrases courtes et de ses
intrigues dépouillées. Le style à la rescousse de sa carrière.
Lors d’une émission radiophonique, Don Carpenter remarqua
que Mémoires sauvés du vent était le seul livre que Richard ne lui avait
pas envoyé. Carpenter en fit part à l’intéressé qui prétendit qu’il s’agissait
d’une erreur. Ce n’était ni l’avis de Carpenter, ni le mien. Richard, qui avait
toujours été si fier de sa littérature, était conscient qu’il se fourvoyait.
Les coups de fil sporadiques de Richard se poursuivirent.
Mais il semblait à chaque appel décliner sur le mode alcoolique la bande
enregistrée de la conversation précédente, faisant sans cesse référence à son
statut au Japon, sans commune mesure avec ce qu’il était ici. Son aigreur et
l’amer isolement qu’il s’était imposé étaient amplifiés par son incessante
arrogance.
Il était conscient de ce qui lui arrivait mais incapable
néanmoins d’y changer quoi que ce soit.
Selon Carpenter, l’image que Richard avait de lui-même s’est
ternie vers la fin des années 70, quand il a contracté de l’herpès.
Sa frousse paranoïaque d’une décrépitude physique apparaît
dans une nouvelle non publiée datant de 1979, intitulée « Ce que le savant
fou a laissé derrière ». Cela commence par une méditation sur le
vieillissement, mais l’histoire se termine sur cette phrase :
« Quel est ce savant fou dans son labo démoniaque qui a
créé ce monstre que je suis devenu ? »
Lui qui ne pouvait pas se priver de ses amis ne pouvait plus
s’empêcher maintenant de les maltraiter les uns après les autres.
Gunter Ohnemus, son traducteur allemand, me fit parvenir un
témoignage comme quoi Brautigan s’était montré parfaitement insupportable tout
au long de sa tournée en Europe. Il s’était arrangé pour ne pas se présenter
aux lectures ou les gâcher. Il avait renvoyé son agent. Il affirmait
curieusement qu’un ordinateur basé dans un hôtel de Tokyo allait prendre en
main ses affaires littéraires. Gunter me rapporta également que
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