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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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Boiteux paie correctement les douaniers,
militaires et policiers – y compris Tizón – pour regarder ailleurs,
personne ne posera de questions sur ce qui se trafique sur cette plage. Bien
sûr, si le tavernier devenait trop ambitieux et voulait faire le malin en grattant
sur les commissions, ou s’il se livrait à la contrebande avec l’ennemi comme
certains le font en ville et dans les environs, ce serait une autre paire de
manches. Mais de cela, il n’y a aucune preuve. En fin de compte, du château de
San Sebastían au pont de Zuazo, tout le monde ici se connaît de longue date. Et
puis, avec la guerre et le siège, c’est, plus que jamais, la règle de vivre et
laisser vivre qui prévaut. Cela inclut les Français, qui, depuis belle lurette,
n’attaquent plus sérieusement et se bornent à tirer de loin, comme pour
justifier leur présence.
    — La bombe est tombée hier matin, vers huit heures,
explique l’aubergiste, en désignant la baie, vers l’est. Elle est partie d’en
face, de la Cabezuela. Ma femme étendait le linge et elle a vu l’éclair. Puis
est venu le coup de canon, et, tout de suite, l’explosion, là-derrière.
    — Des dégâts ?
    — Très peu : ce bout de mur, le colombier, et
quelques poules… Mais, bien sûr, on a eu sacrément peur. Ma femme a tourné de
l’œil. À trente pas près, elle y passait.
    Tizón se cure les dents avec un ongle – il a une canine
en or à gauche –, tout en regardant la langue de mer d’un mille de large
qui, en cet endroit, sépare le Récif – cette chaussée en forme de
péninsule, avec la ville de Cadix à l’extrémité, les plages ouvertes de
l’Atlantique d’un côté, et la baie, le port, les salines et l’île de León de
l’autre – de la terre ferme, occupée par les Français. Le vent de levant
rend l’air limpide, ce qui permet de distinguer à l’œil nu les fortifications
impériales situées près du canal du Trocadéro : à droite le fort Luis, à
gauche les murs à moitié ruinés de Matagorda, et un peu plus haut, en retrait,
la batterie fortifiée de la Cabezuela.
    — Il est tombé d’autres bombes, par ici ?
    Le Boiteux hoche négativement la tête. Puis il fait un geste
pour désigner, sur le Récif même, des lieux éloignés de l’auberge.
    — Un peu du côté de l’Aguada, et beaucoup à
Puntales : là-bas, il en pleut tous les jours et ils vivent comme des
taupes… Mais ici, c’est la première fois.
    Tizón acquiesce distraitement. Il continue de regarder les
lignes françaises en plissant les yeux à cause de la réverbération du soleil
sur le mur blanc, l’eau et les dunes. Il calcule une trajectoire et la compare
à d’autres. Il n’y avait jamais pensé jusque-là. Il n’est guère compétent en
matière de questions militaires et de bombes, et puis il n’est pas certain
qu’il s’agisse bien de cela. C’est juste une vague impression. Cette sensation
désagréable, où se mêle la certitude d’avoir déjà vécu la même chose, d’une
manière ou d’une autre. Comme un coup joué sur un échiquier – en
l’occurrence la ville – qui aurait été exécuté sans qu’il s’en rende
compte. Deux pions au total, avec celui d’aujourd’hui. Deux pièces de perdues.
Deux filles.
    Il peut y avoir une relation, conclut-il. Lui-même, assis à
une table du café de la Poste, a assisté à des combinaisons plus compliquées.
Il les a même jouées personnellement, après les avoir conçues, ou pour contrer
celles d’un adversaire. Des intuitions en forme d’éclairs. Une vision subite,
inattendue. Une disposition des pièces classique, un jeu sans histoire ;
et puis tout d’un coup, embusquée derrière un cavalier, un fou ou un pion
quelconque, la Menace – et son Évidence : le cadavre au pied de la
dune, saupoudré du sable charrié par le vent. Et, planant sur tout cela comme
une ombre noire, le vague souvenir de quelque chose qu’il a vu ou vécu,
pareillement agenouillé devant les traces et réfléchissant. Si seulement il
pouvait se rappeler, se dit-il, tout irait mieux. Soudain il sent qu’il est
urgent de retourner derrière les murs de la ville pour se livrer aux
investigations adéquates. De se retrancher pour mieux se concentrer. Mais
avant, sans dire mot, il revient au cadavre, cherche dans le sable le
tire-bouchon métallique et le glisse dans sa poche.
     
    *
     
    À la même heure, trois quarts de lieue à l’est de l’auberge
du Boiteux, Simon

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