Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
compatriotes de Desfosseux
s’en tiennent à une guerre de positions, dans l’attente de jours meilleurs ou
d’un changement dans la situation de la Péninsule. Jusqu’à ce que ce moment
arrive, l’ordre est de resserrer le cercle en intensifiant les bombardements
sur des objectifs militaires et civils : système sur lequel le
commandement français et le gouvernement du roi Joseph Bonaparte ne se font
guère d’illusions. L’impossibilité de bloquer la ville laisse grande ouverte la
porte principale de Cadix : la mer. Des navires sous divers pavillons vont
et viennent devant le regard impuissant des artilleurs impériaux, la ville
continue à commercer avec les ports espagnols rebelles et la moitié du monde,
et, amère contradiction, les assiégés sont mieux approvisionnés que les
assiégeants.
Pour le capitaine Desfosseux cependant, tout cela est
relatif. Ou lui importe peu. Le résultat final du siège de Cadix, voire le
cours de la guerre d’Espagne pèsent moins dans la balance de ses préoccupations
que le travail qu’il réalise sur place. Celui-ci mobilise toute son imagination
et tout son savoir-faire. La guerre, à laquelle il ne se consacre sérieusement
que depuis peu de temps – il était, jusque-là, professeur de physique à
l’école d’artillerie de Metz –, consiste pour lui à appliquer dans la
pratique les théories scientifiques auxquelles, auparavant en civil et
maintenant sous l’uniforme, il consacre sa vie. Il aime dire que son arme est
sa table à calcul et sa poudre la trigonométrie. La ville et l’espace autour
qui s’étendent sous ses yeux ne sont pas un objectif à conquérir, mais un défi
technique. Il ne le dit certes pas à haute voix – cela lui vaudrait le
conseil de guerre –, mais il le pense. Le combat privé que livre Simon
Desfosseux n’est pas un problème d’insurrection nationale mais un problème de
balistique, où l’ennemi ce n’est pas les Espagnols mais les obstacles
interposés par la loi de la gravité, le frottement et la température de l’air,
la condition des fluides élastiques, la vitesse initiale et la parabole décrite
par un objet mobile – en l’occurrence, une bombe – avant d’atteindre,
ou non, le point qu’il est censé toucher avec le maximum d’efficacité. De
mauvaise grâce, mais en répondant aux ordres de ses supérieurs, il a fait, il y
a quelques jours, une tentative pour l’expliquer à une commission de visiteurs
espagnols et français venus de Madrid s’assurer de la bonne marche du siège.
À ce souvenir, il sourit malicieusement. Les membres de la
commission sont arrivés cahin-caha d’El Puerto de Santa María dans des voitures
civiles, par la route qui suit la rive du San Pedro : quatre Espagnols et
deux Français, mourant de soif, épuisés, pressés d’en finir et apeurés à l’idée
que l’ennemi pourrait leur souhaiter la bienvenue à coups de canon depuis le
fort de Puntales. Ils sont descendus de voiture, secouant la poussière de leurs
redingotes, vestes et chapeaux, tout en promenant des regards craintifs sur les
alentours et en tentant sans beaucoup de succès d’afficher un maintien
intrépide. Les Espagnols étaient des représentants officiels du gouvernement du
roi Joseph ; et les Français, un secrétaire de la maison royale et un chef
d’escadron nommé Orsini, aide de camp du maréchal Victor, qui leur servait de
guide. Celui-ci a suggéré une explication succincte de la situation : que
ces messieurs comprennent l’importance de l’artillerie dans un siège et
puissent rapporter à Madrid que, pour bien faire les choses, il faut prendre
son temps. Chi va piano, va lontano, a ajouté l’aide de camp Orsini qui,
en plus d’être corse, s’est révélé doué d’humour. Chi va forte, va alla
morte. Etcetera. De sorte que, comprenant le message, Desfosseux s’y est
conformé. Le problème, a-t-il dit, en faisant appel au professeur toujours bien
vivant sous l’uniforme, est semblable à celui qui se pose quand on lance une
pierre avec la main. S’il n’y avait pas la gravité, la pierre suivrait une
ligne droite ; mais la gravité est là. C’est la raison pour laquelle les
projectiles propulsés par la force d’expansion de la poudre ne suivent pas une
trajectoire directe, mais parabolique, résultante d’un mouvement horizontal à
vitesse constante, qui lui est communiqué au sortir du canon, et d’un mouvement
vertical de chute libre qui augmente en
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