Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Desfosseux, capitaine attaché à l’état-major de l’artillerie
de la 2 e division du Premier Corps de l’armée impériale,
somnolent et pas rasé, jure entre ses dents, tout en numérotant et archivant
une lettre qu’il vient de recevoir de la Fonderie de Séville. D’après le
rapport du colonel Fronchard chargé de superviser la fabrique de canons
andalouse, les défauts de trois obusiers de 9 pouces reçus par les troupes
qui assiègent Cadix – dans l’âme du canon, le métal se fissure après
quelques coups – sont dus à un sabotage au cours de la fonte : un
alliage délibérément incorrect, qui finit par produire des fractures et des
cavités connues dans le langage des artilleurs sous le nom de criques et de
retassures. Deux ouvriers et un contremaître, des Espagnols, ont été fusillés
par Fronchard il y a quatre jours, dès la découverte des faits ; mais cela
ne console pas pour autant le capitaine Desfosseux. Il gardait quelque espoir
dans les obusiers désormais inutilisables. Et chose plus grave : ces
attentes étaient partagées par le maréchal Victor et d’autres supérieurs, qui
le pressent toujours de trouver une solution à un problème qui, désormais, ne
dépend plus de lui.
— Chasseur !
— À vos ordres.
— Prévenez le lieutenant Bertoldi. Je serai là-haut,
sur la tour.
Écartant la vieille couverture qui masque l’entrée de sa
baraque, le capitaine Desfosseux sort, gravit l’échelle en bois qui conduit à
la partie supérieure du poste d’observation et, par une meurtrière, contemple
la ville au loin. Il reste tête nue sous le soleil, les mains croisées dans le
dos sur les pans de sa veste indigo à revers rouges. Le fait que
l’observatoire, doté de plusieurs télescopes et d’un micromètre Rochon
ultramoderne à double lentille en cristal de roche, soit situé sur une légère
élévation entre le fort armé de canons de la Cabezuela et le canal du Trocadéro
ne doit absolument rien au hasard. C’est Desfosseux qui a choisi l’endroit
après une étude minutieuse du terrain. De là, il peut embrasser tout le paysage
de Cadix et de sa baie jusqu’à l’île de León ; et, avec l’aide de
longues-vues, le pont de Zuazo et le chemin de Chiclana. En quelque sorte, ce
sont là ses domaines. Tout au moins théoriques : c’est l’espace d’eau et
de terre placé sous sa juridiction par les dieux de la guerre et l’État-Major
impérial. Un cadre dans lequel l’autorité de maréchaux et de généraux peut, en
certaines occasions, plier devant la sienne. Un champ de bataille particulier,
fait de problèmes, d’essais et d’incertitudes – et aussi
d’insomnies – où l’on ne se bat pas avec des tranchées, des mouvements
tactiques ou des charges finales à la baïonnette, mais au moyen de calculs sur
des feuilles de papier, de paraboles, de trajectoires, d’angles et de formules
mathématiques. Un des nombreux paradoxes de cette complexe guerre d’Espagne est
qu’un combat de cette importance, où le dosage des proportions dans une livre
de poudre ou la vitesse de combustion d’une étoupille comptent davantage que le
courage de dix régiments, soit confié, dans la baie de Cadix, à un obscur
capitaine d’artillerie.
Depuis la terre, les positions ennemies sont inexpugnables.
Même Simon Desfosseux le sait ; mais personne n’a osé le dire en ces
termes à l’empereur. La ville n’est reliée au continent que par le Récif,
étroite chaussée de pierre et de sable qui s’étend sur presque deux lieues. En
outre, les défenseurs ont fortifié plusieurs points de cet unique passage, en
le mettant sous le feu croisé de plusieurs batteries et forts disposés avec
intelligence, qui, de plus, s’appuient sur deux places bien fortifiées :
la Porte de Terre, garnie de cent cinquante bouches à feu, à l’endroit où
commence la ville proprement dite, et la Coupure, située à mi-chemin sur le
Récif et dont les travaux ne sont pas encore achevés. À l’extrémité de tout
cela, là où l’isthme rejoint la terre ferme, se trouve l’île de León, protégée
par des salines et des canaux. Il convient aussi d’ajouter les navires de guerre
anglais et espagnols mouillés dans la baie, et les forces plus légères
constituées de chaloupes canonnières qui surveillent les plages et les canaux.
Un dispositif aussi formidable équivaudrait à un suicide pour toute attaque
française venant de la terre ; de sorte que les
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