Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
qu’il est encore maître du jeu ? Qu’il peut, d’une phrase, défaire la candidature qu’il a acceptée ?
Tordu, mais bien dans sa manière.
19 octobre
Jusqu’à aujourd’hui, les démocrates et leur comité ont été hésitants. Certains ont essayé – sans succès, donc – de mettre en piste Antoine Pinay. Maurice Faure, d’après ce qu’on me dit et ce que je comprends, aurait voulu présenter sa candidature. Mais la tâche lui a brutalement paru harassante, au-dessus de ses forces. D’autant qu’il était alors sentimentalement occupé à Cahors (ville dont il est maire), ce qui semble l’avoir freiné. D’un côté, il estime qu’il aurait été le meilleur candidat au centre ; de l’autre, un engagement actif et personnel dans une campagne lui fait peur. Résultat : il est de très mauvaise humeur depuis plusieurs semaines.
Le comité des démocrates a tenté de séduire Pierre Sudreau, ancien ministre du Général, dont la fibre sociale est connue, et qui, au surplus, a été dans une vie antérieure, en 1943-44, l’adjoint de Gaston Defferre au sein du réseau de résistance Brutus. Tout pour plaire ! Mais il se dégonfle aussi.
Et c’est Jean Lecanuet qui remporte la mise. Au lendemain du refus de Sudreau, il fonce dans le vide laissé au centre et se déclare : « J’ai déjà fait savoir que le centre aurait un candidat aux élections présidentielles. Je suis ce candidat. »
Le Monde a beau le déclarer le soir-même « candidat pris au piège », il a beau en faire un martyr se dévouant à la cause du centre, moi, je sais que Lecanuet songe à sa candidature depuis plusieurs semaines.
Ou plus exactement, pour avoir rencontré un de ses plus proches conseillers, Henri Bourbon, rédacteur en chef de France-Forum , je sais à quel point le MRP n’a jamais voulu réellement d’une candidature Pinay, et je sais que Lecanuet fait siennes les interrogations d’Henri Bourbon (que m’a rapportées Paul Guilbert) : si le centre reste absent de ce combat, s’il accepte sans bouger les candidatures sur sa gauche de François Mitterrand et sur sa droite du général de Gaulle, il est fichu. Jean Lecanuet sent bien que sa candidature n’a guère de chances ; mais il apprécie encore mieux ce qui va advenir du centre si celui-ci n’a aucun candidat.
31 octobre 1965
Mehdi Ben Barka enlevé, enlevé devant chez Lipp, en plein Saint-Germain-des-Prés. Mehdi Ben Barka disparu sans laisser de traces. Pour la première fois depuis longtemps, il ne m’avait pas prévenuede sa venue à Paris. Depuis des années, depuis que j’ai fait sa connaissance chez Gisèle Halimi, il ne se passe pas un mois sans qu’il m’appelle, d’Algérie ou de Suisse, de Chine ou de Palestine, pour me donner de ses nouvelles de proscrit.
Je l’ai rencontré au Maroc, lorsque pendant une brève période, il y est retourné entre deux bannissements royaux. Puis à Genève, dans une période d’éloignement et de semi-clandestinité. Petit, trapu, toujours en mouvement, le visage parfois illuminé d’un sourire presque enfantin, ce professeur de mathématiques était devenu le leader charismatique de l’Union nationale des Forces du travail, le principal mouvement d’opposition au régime royal. Il m’a longuement raconté, lors de ces rencontres, sa vie d’éternel pourchassé, poursuivi par les hordes policières d’Hassan II, tour à tour en faveur, ou menacé d’être jeté dans un cul de basse fosse.
Je n’ai jamais exactement compris ses relations, faites d’attraction et de répulsion, pour Hassan II : il avait été son professeur de mathématiques, lorsqu’Hassan était enfant, ce qui dénote une assez grande proximité avec la famille royale. Son passage dans l’opposition l’en avait éloigné. Tiers-mondiste, fasciné par la Chine, il avait critiqué sans prendre de gants la politique économique d’Hassan II. Ce qui lui avait valu plusieurs condamnations à mort par contumace. Il avait alors quitté le Maroc pour y revenir plusieurs mois plus tard, au vu et au su de la police chérifienne. Il semblait alors relativement tranquille jusqu’au jour de 1962 où sur l’autoroute entre Casa et Rabat, sa voiture, une Volvo blindée, avait été prise en chasse et mitraillée par une voiture banalisée.
Il avait échappé de justesse à l’attentat et décidé de trouver refuge en Algérie. Ce n’est que quelques mois plus tard, que, décrétant l’état de
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