Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
ballottage. Pendant que tout le monde sourit sans y croire, je subtilise le paquet de cigarettes.
L’atmosphère, ce 27, a été nettement différente de la première rencontre électorale sur le terrain – je ne me souviens pas si c’était à Arras ou a Abbeville en octobre. Lorsque François Mitterrand, vers 22h ce jour-là, avait pris congé, Guy Mollet m’avait dit : « Je ne le connaissais pas, ce François Mitterrand, mais plus je le connais, plus je l’apprécie. »
Remontés en voiture, les amis de Mitterrand avaient explosé : « Quel culot ! Il ne le connaît pas ? Qu’est ce qu’il lui faut ! Mitterrand a été son ministre.
« Vous êtes stupides », avait répondu Mitterrand avant de s’endormir au fond de la voiture qui le ramenait. Si fatigué qu’il n’a pas voulu conduire dans la nuit. « Il a raison, j’ai été son ministre mais il ne me connaît pas. C’est la première fois en vingt ans que nous prenons un repas en commun... »
30 novembre
Je reviens du meeting de Lecanuet au palais des sports. Le choix de la salle a indigné Joseph Fontanet, qui a accusé la veille le brave Pierre Fauchon 12 d’avoir vu trop grand. « Vous avez creusé le tombeau de Lecanuet, lui a-t-il dit. Nous sommes incapables de remplir le palais des sports ! »
Il s’est trompé. Les 7000 places du palais des sports sont prises d’assaut dès 20h30. Le problème est que le général de Gaulle parle ce soir-là et que les organisateurs ont choisi de faire entendre le chef de l’État à l’assistance. Et là, j’assiste à un spectacle qui m’aurait paru inimaginable il y moins de trois mois. Je ne sais pas qui a fait la mise en scène, mais elle est tout simplement géniale. Théo Braun, Bertrand Motte et Maurice Faure se sont succédé sur la scène pour faire attendre la salle. Soudain, tout s’éteint et l’immense portrait de Jean Lecanuet situé derrière la tribune s’élève lentement. Un projecteur bleu éclaire le grand portrait du candidat au moment où le général de Gaulle, dont l’image est nettement plus petite, apparaît sur l’écran. L’effet produit par le Général dans cette salle qui lui est hostile, est extraordinaire : de Gaulle paraît vieux, dans la lumière pâle de l’écran, ses traits se creusent. Il est écouté pendant quelques minutes dans un silence de mort.
Soudain, sur les gradins, quelqu’un se met à rire, puis un autre, puis des travées entières. Lorsque la lumière se rallume, la rigolade est générale, de Gaulle tué par le ridicule. Et Lecanuet est ovationné, sans difficulté, par une salle unanime.
Campagne officielle à la télévision (du 19 novembre au 3 décembre)
Écrit pendant ces 15 jours, où la France s’arrête de vivre.
Lorsque Mitterrand et Lecanuet apparaissent, l’impression domine que désormais, en matière de campagne électorale, rien ne sera plus comme avant. Lecanuet est spontanément à l’aise devant les caméras, soignant son sourire et le mouvement de son menton, presque familier de l’écran, comme s’il avait fait cela toute sa vie.
Mitterrand est moins « télégénique », c’est le nouveau mot à la mode. Son sourire est souvent à contretemps, ses joues mal rasés. On a peine à déceler chez lui, sur le petit écran, ce qui fait la force de son éloquence devant les salles. On me dit que justement, il y aune différence entre l’intimité qui s’établit avec les Français à travers la télévision et l’art oratoire des banquets et des tribunes.
Assez vite, les deux candidats antigaullistes les plus importants trouvent leurs marques. Mitterrand se fait interviewer par Roger Louis sur le Parti communiste, par Georges de Caunes, célèbre présentateur de télévision, puis par Benoîte Groult sur les femmes. Lecanuet, lui, choisit une vedette encore plus populaire du petit écran, Léon Zitrone.
Ce qui est drôle, c’est que la panique s’empare des milieux gouvernementaux dès les premières émissions. Ou plus exactement à la lecture des premières enquêtes de l’IFOP et de la Sofres. Le directeur général de l’IFOP est Roland Sadoun, proche des milieux gaullistes. Jacques Antoine est directeur général de la Sofres. L’Express est le principal client de la Sofres et, dès le début du mois d’octobre, le journal publie régulièrement la cote des candidats. À la Sofres, le pourcentage de voix attribuées à François Mitterrand varie de 16 à 18 % ; la
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