Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
lendemain, Waldeck explique que, empêché, Mitterrand a tenu néanmoins à entrer en contact « directement » avec le PC. Le tour est joué : le soir du 23, le PC annonce son ralliement à sa candidature.
Est-ce que cela a été compliqué ? Estier me raconte qu’en réalité Waldeck a toujours été partisan du ralliement à Mitterrand. Pour plusieurs raisons : la SFIO s’étant déjà ralliée à Mitterrand, présenter un candidat communiste reviendrait à se couper des socialistes. Et puis ce serait aussi se compter, ce que ne souhaite pas le secrétaire général du PC. Mais il a des opposants à l’intérieur du parti, des camarades qui voudraient au contraire évaluer exactement leurs forces. Qui pensent aussi qu’il sera difficile au PC de mobiliser ses troupes autour d’un candidat qui a appartenu à trop de ministères de la IV e République.
Il paraît que c’est Jeannette Vermeersch qui a fait pencher la balance et convaincu les récalcitrants.
20 novembre
La campagne officielle à la télévision a commencé le 19, après tirage au sort de l’ordre de passage des candidats. C’est Alexandre Parodi, vice-président du Conseil d’État qui préside la commission de contrôle. Le 18 novembre, la sphère qui sert habituellement au tirage au sort de la Loterie nationale a désigné les heures de passage allouées au candidat. Dernier jour de passage pour les six candidats en lice, le 3 décembre.
Je rédige ces lignes en pensant que c’est la première fois qu’un tel mécanisme a été mis en place dans l’Histoire politique française. De 20h30 à 20h45, c’est Tixier-Vignancour qui ouvre le feu, suivi de Marcel Barbu. C’est un choc inouï pour moi, et je le pense, pour l’ensemble des téléspectateurs. Ce n’est ni le vieil avocat d’extrême-droite au visage buriné et à la voix grave, ni, à plus forte raison, le visage de Français moyen de Barbu qui causent le choc. Ni leurs discours. L’un parle d’un « enfant dévoré par un rat ». L’autre raconte sa vie. Non, ce qui me stupéfie littéralement, c’est que, ce vendredi-là, je sens bien que la vie politique a changé : l’opposition au général de Gaulle s’exprime sur les écrans de l’ORTF. Du jamais vu depuis 1958, et me dit-on, depuis tout simplement que la télévision existe.
29 novembre
Les vagues de l’interview de Paris-presse s’étant apaisées depuis longtemps – Antoine Pinay n’étant définitivement pas candidat –, Guy Mollet a reçu, le 27 novembre, après le meeting de Lens et avant celui de Lille, prévu pour le lendemain, François Mitterrand et ceux qui l’accompagnent. J’ai le privilège de faire partie du dîner, ayant accompagné la petite équipe depuis Paris pour L’Express . Autre image de Guy Mollet : cette fois, c’est un Guy Mollet paternel qui parle au candidat de la gauche : il lui conseille de ne pas se coucher trop tard et de ne pas attraper froid. Je dois dire que Mitterrand, dans cette phase de sa campagne, semble absolument crevé, visage blanc et barbe naissante très noire. Mais la fatigue n’empêche pas qu’entre ces deux hommes dont les relations publiques et privées sont complexes,s’exprime ce soir quelque chose comme de l’amitié. De la complicité en tout cas.
Le vieux leader socialiste est le maître lorsqu’il s’agit d’élections. De Lens, nous voilà invités par lui à Arras où il se transforme en guide de la ville et nous fait visiter l’Hôtel de ville, d’un style hispano-flamand surprenant, puis nous mène au restaurant. Nous sommes cinq, dont le maire de Lens. Guy Mollet ouvre son cœur de vieux militant : dans le Nord et le Pas-de-Calais, nous dit-il, le Parti est l’expression d’un courant important de la classe ouvrière. Il ne faut pas l’oublier. Alors, une fédération de la gauche, oui, mais pas en oubliant le socialisme. C’est pourquoi il n’a pas soutenu Defferre.
« Mais vous, dit-il à Mitterrand, qui n’en croit pas ses oreilles, vous êtes le leader aujourd’hui, vous le serez demain.
– Tout dépendra du résultat, dit Mitterrand, sans illusions.
– Il sera meilleur que vous le pensez aujourd’hui, lui rétorque Guy Mollet. »
Et, prenant sur la table un paquet de cigarettes 555 qu’il vide consciencieusement depuis le début du repas, il y écrit : « De Gaulle, 2 millions de voix ; Mitterrand, 7,4 ; Lecanuet, 4 millions. » Ce qui fait apparaître nettement un
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