Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
qu'Alain Peyrefitte soit pour quelque chose dans cette histoire, car les pouvoirs d'un garde des Sceaux sont tout à fait insuffisants pour retirer un dossier à un magistrat. Peut-être Boulin a-t-il en revanche trop attendu de Peyrefitte ?
Ce qu'il me confirme, en tout cas, c'est que, depuis six mois, Robert Boulin était Dr. Jekyll et Mr. Hyde : obsédé, torturé par l'affaire du terrain de Ramatuelle, pas du tout sympathique dans la vie de tous les jours.
Robert Boulin, personnage de roman : qui aurait dit que cet homme au débit régulier, charmant, disert, parlant souvent pour ne rien dire (qui ne le fait ?), mais homme d'ouverture, aimé de tous les partenaires sociaux et particulièrement des syndicats, finirait ainsi, suicidé – puisque tout le monde dit qu'il s'agit d'un suicide et que sa lettre posthume semble en attester – quelque part en forêt de Rambouillet, par un matin brumeux ?
Cela étant, j'ai demandé sur-le-champ un rendez-vous à Alain Peyrefitte qui a accepté de me recevoir dans l'urgence pour me livrer sa version des faits. Je la note à toute volée en même temps qu'il me parle :
« C'est une affaire, me dit-il, dont il est venu me parler le 18 juin dernier. Je m'en souviens avec précision, je revenais de Colombey lorsque j'ai reçu un coup de téléphone de Boulin qui voulait me voir tout de suite après déjeuner. Il est venu me dire qu'il était très embêté, car le juge avait ordonné, quelques semaines auparavant, une perquisition chez un vieil ami à lui, Tournet, qui avait été incarcéré dans la région de Caen . “Tout cela, m'a-t-il dit, très énervé, c'est une machination d'un juge rouge contre moi 53 . Je sais de qui il s'agit : du fils d'un communiste qui se dit qu'il veut se payer Boulin !” »
Peyrefitte ajoute que son directeur des Affaires criminelles, Béteille, était parfaitement au courant de cela, qu'il lui en avait parlé depuis plusieurs semaines. Il savait qu'on avait découvert des lettres échangées entre M me Boulin et ce Tournet. Évidemment, à partir du moment où ces lettres existaient, Boulin se sentait pris dans un engrenage, ça devenait une véritable affaire.
« Il m'a posé des questions sur ce qu'il devait faire. Et notamment sur la levée de son immunité. J'étais incapable de lui répondre sur ce point. Béteille, lui, pensait qu'il faudrait sûrement une levée d'immunité, mais qu'il n'y avait pas à se hâter, qu'il ne se passerait rien tant que le juge ne l'aurait pas convoqué.
« Après sa visite (c'est toujours Peyrefitte qui parle), Béteille et moi avons demandé au procureur général de Caen de nous faire un rapport. Ce rapport montra que Boulin avait effectivement du souci à se faire, car, selon les dires de Tournet, il était intéressé à cette affaire depuis l'origine : il s'occupait pour Tournet des permis de construire et avait obtenu le terrain de Ramatuelle en récompense. Ce qui n'a pas empêché Tournet de ne jamais obtenir son permis de construire à lui.
« Une fois incarcéré, Tournet avait chargé Boulin. Ses déclarations ne sont pas forcément vraies, d'abord parce qu'un homme inculpé et incarcéré ne veut jamais être le seul inculpé dans une affaire, et que le fait de mettre en cause un ministre peut apparaître comme un bon système de défense.
« Au milieu de tout cela, ajoute Peyrefitte, il m'a dit : “Je crois que cette affaire vient de chez Chirac !” »
Tandis que Peyrefitte me parle, je le sens très embêté par l'accusation portée contre lui par Boulin dans sa lettre posthume. Il tient à me démontrer qu'il n'a pas accablé Boulin, qu'il s'agissait d'un homme perdu, qui attendait de l'aide. Une aide qu'il n'a pas pu lui apporter.
« Il avait l'impression que je n'avais pas fait ce que j'aurais dû faire pour l'aider. Mais je ne pouvais pas faire autre chose que ce que j'ai fait ! Que n'aurait-on écrit si j'avais dessaisi le juge ! »
Un temps, puis : « À vrai dire, j'en ai trop fait : j'aurais dû intervenir plus tôt pour faire gicler Boulin du gouvernement, voilà tout ! »
Peyrefitte a vraiment peur que cette affaire donne de lui une image d'homme distant, indifférent aux problèmes de ses contemporains, a fortiori de ceux des ministres qui, comme lui, figurent sur la liste des premier-ministrables. Mais il a eu encore plus peur – en tout cas, c'est ce qu'il dit – d'intervenir dans une affaire qui sentait mauvais. Aurait-il
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