Caïn et Abel
viens bientôt.” Amen, viens, Seigneur Jésus. »
J’ai eu la conviction que je venais de pénétrer dans le sanctuaire de Paul Déméter.
J’ai avancé, lu une première ligne :
« Ceci est le miroir de ma vie, l’histoire des rêves et cauchemars qui hantent les hommes. »
Deuxième partie
Le sanctuaire de Paul Déméter
11
J’ai écrit :
« Ceci est le miroir de ma vie, l’histoire des rêves et cauchemars qui hantent les hommes. »
Je n’ai pas choisi ces mots ni n’ai médité sur le sens de la phrase qu’ils tissaient. Ils se sont imposés à moi le 28 juin 1997, ici, à Patmos, peu après que j’ai entendu au téléphone de l’hôtel Xénia un inconnu interroger d’une voix tranchante :
« Paul Déméter ? Vous êtes Paul Déméter ? »
Et, avant même que j’aie pu répondre, la voix a continué sur le même ton :
« La fille de Paul Déméter est morte. Morte, monsieur Déméter. Votre fille, n’est-ce pas ?
– Je suis Paul Déméter. »
La voix a marqué une hésitation, puis a ajouté d’une seule traite :
« Elle s’est tranché les poignets et la gorge avec un rasoir. Je vous passe votre sœur. »
Alors la voix de Valérie, entrecoupée de sanglots qui lui obstruaient la bouche – j’imaginais des flots de sang –, s’est mise à hurler :
« Elle est morte, Paul ! Marie est morte ! Elle s’est tuée ! »
Dès cet instant, je n’ai plus écouté.
La terre a tremblé et j’ai vu le sol dallé du hall de l’hôtel Xénia se fendre sous mes pieds et cette plaie s’élargir, se creuser. Je ne distinguais pas le fond de ce gouffre grouillant de formes imprécises.
Les versets de l’Apocalypse m’ont envahi :
« À la fin des mille ans, Satan sera délié de sa prison… et j’ai vu la Bête et les rois de la terre et leurs armées rassemblées pour faire la guerre à celui qui est sur le cheval et son armée. »
Je me suis agenouillé au bord du gouffre. J’ai demandé grâce à Dieu pour Marie. Qu’Il me prenne, moi, et me pousse dans l’abîme, qu’Il me livre à la mort !
Ce que j’avais étudié avec l’assurance sceptique d’un historien du christianisme, celle du professeur au Collège de France élégamment distant et agnostique, devenait une vérité aveuglante. L’Enfer, le repaire de la Bête était là, devant moi. En moi.
J’ai réentendu la voix de ma sœur qui, à travers les sanglots, murmurait :
« Marie est morte, elle s’est tuée ! Je t’avais prévenu : maintenant, elle est morte ! »
« Le reste des morts ne revivra pas avant la fin des mille ans », dit l’Apocalypse.
Qu’on me jette dans l’étang de feu et de soufre !
« Il faut que tu viennes, répétait Valérie. Elle est morte, Paul. »
J’ai revu le tableau que Klaus, le compagnon de ma sœur, avait peint. J’avais détesté ce portrait de Marie et l’avais enfoui au fond d’une armoire pour ne pas être tenté de lacérer la toile à grands coups de lame.
Il était en face de moi. Les yeux brillants et fixes de Marie me perçaient de leur regard acéré.
J’ai répondu à Valérie :
« Je ne veux pas la voir. Elle est morte. Je n’y peux plus rien. Je veux la garder vivante. »
Ma sœur a crié : « Salaud ! », puis a raccroché.
Je me suis écroulé sur le sol, là où béait la plaie noire.
Un autre verset de l’Apocalypse m’a étouffé :
« En ces jours-là les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas, ils désireront mourir et la mort les fuira. »
Visage buriné de pêcheur, cheveux blancs frisés, le patron de l’hôtel s’est assis près de moi, à même le sol, jambes croisées :
« What about , Mister Déméter ?
– Elle est morte. Elle s’est tuée. Ma fille. Dead my daughter , Marie. »
J’ai récité « Marie pleine de grâces, le Seigneur est avec vous », puis ma voix s’est brisée.
Le patron a baissé la tête, caché son visage entre ses mains et murmuré :
« Malédiction ! »
C’est alors que ces mots ont surgi, comme jaillissant du gouffre, et ils étaient rouges :
« Ceci est le miroir de ma vie, l’histoire des rêves et cauchemars qui hantent les hommes. »
Puis l’abîme s’est refermé.
Le patron m’a aidé à me relever. En vain ai-je tenté de rappeler ma sœur. Je suis ensuite monté dans ma chambre où j’ai retrouvé Cécile, la jeune femme avec qui j’étais arrivé à Patmos, une quinzaine de jours
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