Caïn et Abel
universitaire, puis je fus élu au Collège de France ! Un exploit ! À l’âge du Christ…
J’avais oublié ce verset de l’Apocalypse de Jean :
« Mais j’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »
Car j’avais abandonné Marie et quand, rituellement, une fois par semaine, je la rencontrais, je ne la voyais pas. Nos mains s’évitaient, nos regards se fuyaient.
« Elle ne mange plus », répétait ma sœur.
« Il faut manger, Marie.
– Je mange suffisamment. »
Déjà je me levais, je rassurais Valérie, j’embrassais Marie. Posant mes mains sur ses épaules, je sentais ses os.
« Mange, tu n’es vraiment pas grosse.
– Il suffit d’une sauterelle pour se nourrir.
– Stylite ! »
Aveugle, je souriais d’aise, étonné et fier que Marie connût ces saints-là, ces ermites qui s’installaient au sommet d’une colonne ou d’une tour pour y méditer, y prier, ne mangeant que les sauterelles qui venaient les heurter dans leur vol.
« Stylite, ai-je répété. Mystique ?
– Pourquoi pas ?
– On en reparlera. »
Je détournais les yeux pour ne pas croiser son regard, ne pas y lire la détermination.
Valérie me faisait part de ses inquiétudes, et ses propos m’irritaient. Je l’interrompais brutalement, mais elle insistait :
« Elle m’angoisse, Paul, elle est si excessive. Je la surprends agenouillée, le front appuyé au rebord de son bureau, et lorsqu’elle redresse sa tête, elle a pesé si fort – je la soupçonne de faire glisser son front contre l’arête vive – que la peau est arrachée, le sang coule. Paul, le sang !
– C’est un jeu entre nous, répondais-je souvent, à celle ou celui qui sera plus fou que l’autre. C’est une adolescente. Si on n’est pas mystique à quinze ans, quand peut-on l’être ? Tu préférerais qu’elle se drogue ? Elle a choisi Dieu… »
Aujourd’hui qu’elle s’est tranché les veines et les artères, il n’est pas un jour sans que je m’interroge. A-t-elle choisi, ou bien Dieu l’a-t-Il abandonnée au Diable qui s’est avancé, est entré en elle, grimé en Dieu, prétendant être Dieu ? « La Bête égare les habitants de la terre », dit l’Apocalypse ; elle impose une marque sur la main et le front. EtMarie se cisaillait le front, puis en venait à se sectionner les poignets et la gorge.
J’étais aveugle par égoïsme et lâcheté. Mais toi, Dieu, pourquoi l’as-Tu laissée tomber ?
« Eloi, Eloi, lama sabachthani ? » disent les Évangiles selon saint Matthieu et saint Marc. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? »
Dieu voulait-Il l’éprouver comme Il avait éprouvé l’homme crucifié qu’était Jésus ?
Avait-Il soumis Marie à la tentation ?
La violence qu’elle avait exercée contre elle n’était-elle pas la preuve que le Diable l’avait emporté ?
Jamais, moi, l’historien du christianisme, je n’avais ainsi ressenti le mystère de Dieu, jamais je ne m’étais questionné – et question signifie aussi torture – dans ma propre chair, par ma souffrance, sur le sens de la mort et de ce qui survient après.
Quel était le destin de Marie, ma morte ?
J’ai récité les versets de la fin du chapitre xx de l’Apocalypse :
« Et j’ai vu un grand trône blanc, et celui qui est dessus. La terre et le ciel fuyaient devant sa face, et on ne leur a plus trouvé de lieu.
« Et j’ai vu les morts grands et petits se tenir devant le trône, et on a ouvert des livres. On aaussi ouvert un autre livre, celui de la vie. Et on a jugé les morts selon leurs œuvres d’après ce qui avait été écrit dans les livres.
« La mer a donné les morts qu’elle avait, la mort et l’Hadès ont donné les morts qu’ils avaient, et on a jugé chacun selon ses œuvres. »
Marie, ma fille, quelles sont tes œuvres, toi que la mort a saisie à l’âge où l’on n’a pas encore donné de fruit, vie-bourgeon tranchée d’un coup de serpe ?
Es-tu l’élue ou la victime ?
Choisie par Dieu ou dupe du Diable ?
Et si chaque homme était confronté tout au long de sa vie à cette interrogation, à ce choix ?
Si c’était là le destin de l’humanité ?
Si la mort de Jésus sur la croix et sa résurrection, mains et chevilles percées de longs clous effilés, flanc blessé, étaient l’incarnation de chaque vie sur cette terre ?
Mais ces mots, ces questions ne sont plus pour moi des objets d’étude,
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